Le Grand Chemin (Saint-Remy)

Nous l’arpentons depuis toujours, le Grand Chemin. A droite, la barrière de nos dessins d’enfant ; d’un bout à l’autre, attaches fragiles : roseau penché soutenu par deux bâtons hésitants ; et tout le long les iris mauves dressés, fermes sur leurs pieds, dix, vingt, trente iris serrés les uns contre les autres, notre jambe se soulève, l’autre pied la rejoint ; après la barrière, nulle maison, mais un aplat où l’on trouve toujours du bois sec pour attiser le feu, les chênes et leur tronc tortueux surpris par la pente subite tendent la tête vers le vide et la relèvent frappés par une réverbération incandescente : quelques pas et la terre se fend, les arbres descendent rejoindre les pieds de vignes roussis en rangs ordonnés enflammés par le couchant, filant jusqu’à l’horizon tendu sur un fil laineux, quelques maisons éparses à droite percent les verts variés, et à gauche les Alpilles, noyau rocheux où descend la boule de feu – la chaîne rocheuse prend le soleil dans son lit pour la nuit.

A gauche du Grand Chemin, les maisons gracieuses d’un silence absolu où la vie existe mais jamais ne se montre, les oliviers en pare-vent,  et les iris aussi, puisqu’en avril, les clairs bulbes mauves ajourés de lumière habillent les sentiers de leur jupons assemblés, le bord des murets, les pieds de grilles – ouvertes, rares sont les grilles fermées, nul mur élevé – ; puis le Grand Chemin s’enfonce, la grille du paradis où nous nous arrêterons plus tard ; et  plus loin, côté soleil couchant, perce entre un toit et un muret, le faisceau divin venant de partout, en haut, en bas où la vigne flamboie comme saisie par un peintre foudroyé, chant irréel puisque les oiseaux savent où finit l’autre monde ; mais laissons cette impression nourrir le chemin du retour, intensité phosphorescente qui à chaque fois éclate brutalement et renvoie le corps dans sa coque infinie.

Quelques mètres plus loin, en surplomb, un champ d’oliviers ; et à hauteur de nez les coquelicots, boutons d’or, valérianes, cistes, mauve sauvage, thym que parent de minuscules pétales : une brise peinte par Signac ;  papillons et parfum piquant coupé de soudaines étreintes sucrées ; les oliviers soulevés par le soleil à son zénith disparaissent – avalés, un halo cendré aspiré, une plaine vide recommencée – ; nous sommes en 2022 ou en 3022 ou en 1022 ; que sont des centaines d’années pour ces branches tortueuses, qu’est-ce à compter, que reste-t-il au zénith ? un paradis perpétué. Quelle sève et sang coulent depuis toujours sur les milliards de graines ici élevées ? qu’est-ce un champ aux tant de couleurs, tant de senteurs, tant de splendeurs ?

Une vision, la distance spectrale enflammée, l’unique histoire à l’homme proposée.  

Après le croisement, c’est la forêt dense, dans ce Grand Chemin qui sépare d’un côté le pin à la cime cendrée et de l’autre le chêne aux feuilles parfaitement découpées ; lever le nez vers le ciel pour voir l’étrange rencontre amoureuse entre ces deux êtres que tout sépare, l’un ébouriffé, comme scandalisé par une vie sèche, et l’autre gras et dense d’un vert repu d’eau et d’ombre fraîche. Puis à gauche, la petite boite aux lettres seule sur un perchoir qui rappelle les dessins d’enfant, les envois à l’esprit dépositaire des petits sentiers sous petits pas précipités. Et enfin plus loin le Grand Chemin monte vers la surface rocheuse de gris et d’escarpes où une fois arrivés, une fois le reste, tout le reste confié au chemin arpenté, l’on s’enfonce dans l’ombre fraiche, entend enfin ses propres pas, l’un posé devant l’autre ; et l’on redescend à nouveau vers le puit de lumière, de cette allure aux gestes réguliers qui signe la fin du chemin. « Il y a quelqu’un ? » La grille du paradis à nouveau : on s’y arrête. « Il y a quelqu’un ? » Sa structure fine, haute, d’un arrondi gracieux comme peut l’être une porte de paradis ; elle prolonge rien du tout à gauche, rien à droite, le chemin devant qui monte à nouveau ou redescend, l’infinie vigne derrière, et plus loin le ciel pour horizon.

Le petit lion

Voici venu le temps des plis intérieurs, pavots frissonnants, et tout au fond un petit point doré d’où surgit écumant de vie l’horizon de blé. Le blanc du ciel fabrique une pluie de confettis. Et sous chacun de nos pieds, précisément là où l’on se tient, le chant des oiseaux rabattu par le froid, comme autant de petits cristaux de roche creusée par la grâce d’un bec. L’hiver dans nos tanières et ses bûches n’ont pas dit leur dernier mot. Le givre a fendu les commissures des fenêtres ; s’attardant sur les étendues d’herbes jaunies, il enlace des bulles de sons racornis.

Oubliée la chaleur du sable.

Oublié le crâne qui divague.

oublié

Un vêtement rouge frôle le sol sur un pas de danse.

Sous un givre à peine luisant,  plusieurs graines cuisent leurs dernières substances : elles comptent leurs réserves – de la folie ordonnée, un peu d’illusion, beaucoup de croyances –, débrident un œil, concoctent une percée soudaine.

Un petit lion m’accompagne depuis que je l’ai sorti d’une brocante où il tournait en rond comme un vagabond. Contre toute attente, une fois relié à ma table de travail, il a gardé son étiquette, majestueux avec son prix au juste poids : deux petites billes humides qui fondent sous mon pouce, le col moelleux, le poil doux – on s’y logerait. Je l’ai installé sur une branche d’olivier trouvée à Saint-Rémy, noueuse, d’une patine centenaire. L’ai entouré de mousse. Quelques fruits ramassés. Cette nature exubérante autour remplit la pièce d’un bruissement de savane, gueules affamées, roues crissant sur parterre de cailloux saturés.

La longue tyrannie

du voyage désiré, désir sans fin, bruit d’une route où la quête suit son chemin, soudaine arborescence à droite à gauche, pendant que les doigts courent sur les deux billes d’une taille de demi-grain.

Il y a un temps, c’était les minuscules coquillages emplis des vagues de l’autre continent que je roulais sous un pouce. La fabrique des souvenirs n’avait alors pas ce rugissement du lion affamé. Elle avait la voix d’une espèce attentive à cet âge où la main recueille les grains, raffolait du long rassemblement de la vague, incessant d’une rive à l’autre, se logeant dans le lobe. Le lobe où elle répandait ce son qui extirpe du Sens, avale d’un coup d’eau les interminables Songes, goûte à la certitude d’être

simplement

un de ces rares temps où la rumination se suspend au bruit du temps.

Présence en lévitation sans rien pour distraire l’air qui soulève.

Puis le petit lion a fait son apparition, et la fabrique à souvenirs a étoffé sa musique, a rajouté des coups de tambour. BOUM! Elle s’est enfouie dans une brèche, fouillant au plus profond – Le temps se fend en dynasties et en siècles, Mandelstam – boum ! a hissé mes songes sur un sentier où jamais pieds n’avaient risqué s’enfoncer. A gonflé de prescience animale le vent derrière comme devinant que les flèches maudites s’aiguisaient. L’homme traqué court dans le royaume des mots – Un morceau de citron, c’est un billet pour la Sicile, Mandelstam.

Il est difficile de savoir aujourd’hui si la machine à souvenirs a tracté cette histoire que je raconte, si les évènements tractent la machine. Pourquoi les faire coïncider ? Maintenir chacun à son plus haut, comme une injonction, un art de vivre, une idée de ce que serait la littérature :

L’imagination,  

l’histoire.

Et ce que l’on vit.

Ce grand voyage entre les trois pôles, pour que chacun culmine à son plus haut. Comme saute-ruisseau, ma conscience a deux ou trois petits mots : « Et voici que », « déjà », « soudain », Mandelstam.

Youkali, 2122.

Le couloir qui longe ma maison n’est pas délimité par deux murs ; de part et d’autre, s’élève une accolade d‘une consistance poudreuse.

Jadis ici coulait une rivière d’un bleu de mer que des rochers clarifiaient. La porteuse d’eau qui la longeait, une main sur une hanche, une tête sous la cruche, se déhanchait sans jamais s’arrêter, des poissons jaillissaient – arcs de cercles échappant à l’œil.

Aujourd’hui, le couloir à force d’oubli est d’une épaisseur indéfinie ; et pourtant, une figure agite la paroi, s’en détache en boursouflures de surface. Une figure humaine que nulle apparence ne pourrait suspendre. Juste une figure comme vous, moi, que tant d’autres visages pourraient incarner.  

Je me souviens, autrefois, la vue s’étendait selon l’inclinaison du soleil ; le miroitement de la lumière sur l’eau n’était pas d’une teinte ou d’une autre tant partout les ailes des libellules frétillantes de désir chatoyaient virevoltaient. Quand l’une s’élevait avec un froufroutement ravissant, une onde de plaisir rebondissait contre nos synapses, l’onde s’enfonçait jusque sous nos pieds où les orteils surpris s’agitaient. Je me souviens, autrefois, on trempait les mains dans l’eau, les ressortait, et soudain les mains avaient une appétence d’eau miséricordieuse. Les mains soulevaient une barque naufragée. Les mains éclipsaient un soleil envahissant. Les mains éteignaient un feux de forêt. Agiles, aimantes, elles couraient vers d’autres eaux aimantes.

Agiles.

Aujourd’hui, si l’embouchure du couloir s’est élargie, c’est parce que le couloir est plus court. Oui à force de le parcourir, force est de constater qu’il rétrécit, mais de le voir raccourcir n’est pas un malheur.

Si l’on remonte à quelques générations derrière, l’embouchure n’avait pas cette clarté soudaine reconnaissable entre toutes, cette clarté de couloir trop court.

Aujourd’hui, l’on sait, c’est acquis et prouvé, que même le couloir le plus épais, même celui dont la consistance échappe à l’œil du géomètre, à l’expérience de l’ethnologue, aucun, absolument aucun ne peut résister au travail de l’archéologue. Ces experts de l’intime emmagasinent depuis des siècles et des siècles d’existence la connaissance précieuse. Ils butinent au fond de la terre dans chaque alvéole telle une abeille répartit son miel. Quelque idéalistes soient-ils, ne doutons pas qu’eux aussi manient un langage profane pour subvertir les esprits, tracent un trait d’une main ferme, séparent le précieux du périlleux – mais de quel côté se trouve le précieux, je vous laisse seuls maîtres de ce trait.

Parfois je me dis que l’œil agile peut transmettre le couloir devenu tronçon de tube à la main gauche qui transmet l’autre bout de tuyau à l’autre main et le convertit en un nœud de réglisse appétissant. Je vous invite à en faire l’expérience et en retour à m’envoyer les réglisses ainsi fabriquées.

Mais revenons à cette rivière où coulait une eau. Antigone, sa porteuse d’eau, majestueuse – sa cruche d’une couleur mielleuse – et les libellules qui dansaient sous ses yeux. La voici qui continue son chemin. Elle a à son bras, l’homme de stature aimante. Il s’est longtemps soustrait au regard de l’eau, préférant les forêts et fougères silencieuses. Mais à force de persévérance, les moineaux au ventre tendre, rebondis d’un chant sans cesse reconduit, lui ont rappelé que la couleur verte, noire ou dense, voire gris cendre à fleur de sol,  ou perchée sur un arbre n’a pas la mémoire de l’eau qui court. Le pérégrin qu’il était a oublié de quelle eau vive son sang s’abreuve. Il habite là où s’ébrouent quelques brebis. Le matin, aussitôt extrait-il le lait  que hâtivement à la tâche il s’attelle, restaure les mailles de son écumoire de paille. Lait en phase 1, puis 2, séparer l’eau de la masse grasse. Il éponge le pourtour de sa bassine de fer dont les dépôts irisent le fromage ainsi épaissi. Nul doute que la bassine suivra la cambrure de la rivière ; de sa béance surgiront marmottes et flancs de poules graciles ; Puis roussiront les feuilles qui s’y déposeront, voguant ainsi, acheminant  la connaissance vers la main de l’homme.

Le faiseur de fromage de l’an 2122 se souvient que du mélange du mucus de l’homme et de la femme et de leur amour étincelant, le processus de fabrication du fromage a fait un bond dans l’humanité. Ces bactéries dont il a tiré ce met précieux – ce virus qui a tué tant d’hommes au siècle dernier. Il trempe son doigt dans la masse nouvelle, s’adresse à ses brebis qui offrent leur lait toujours, mais avec moins d’empressement : elles ont aussi leur mot à dire. Se soulevant ainsi à flanc de rocher, mais à plein corps comme dans ces villages corses, mais en dehors de la Corse – nulle enclave pour vivre heureux. Le pays sera Corse. Sans doute aura-t-il fallu avant enfermer quelques marchands de rêves, prêtres éditoriaux, deux-trois hommes de loi et leur aréopage, libérer les ouvriers et soldats les servant.  Mais enfin, aucune eau ne se clarifie sans sang, et le sang n’est pas forcément couleur sang, il est aussi blanc du cerveaux des rusés et des aliénés. Alors supposons que nous avons atteint cet état de grâce, et oublions le blanc du sang répandu.

Et nous aussi, dit la brebis, on dine, on dort, on se prend le choux – blanc – on attelle nos questions à une existence appauvrie. Depuis que l’homme est devenu notre esclave, nous affrontons nos démons, nous ne savons dépenser nos heures, et puis vient le jour et puis suivent les nuits, mais quand viendra le tout, cet instant unique qui suit le cliquetis des chaînes, des anneaux ouverts de la pince incisive, celle qui couple la chair à l’esprit, délivre le corps de ses tourments.

De cet instant unique, de sa jouissance criée s’élèvera le cliquetis des ciseaux.

Du jardinier cette fois-ci.

Revenons donc à nos rosiers. 

Etendre les corps

C’était bon de pouvoir s’asseoir sur cette chaise. Aucune étoffe ne pouvait résister ; dès que l’on y suspendait un morceau de tissu blanc, l’étoffe glissait, se dissolvait comme flaque à l’ombre.

Derrière, le dossier et ses deux barres horizontales. Il y en avait qui avaient essayé d’y suspendre leur bras. De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu bras si pantelant. Comme si l’heure de vérité, le jugement dernier secouait le corps d’un tremblement infini. Mais qu’avez-vous retenu de cette vie ? Oui dites-moi qu’avez-vous retenu de cette vie ? Ou pour parler langage d’homme simple (mais peau distendue) : et si le plafond se refermait sur le ciel.

Le corps adossé est surpris – qu’avez-vous retenu de cette vie. Une vie trop courte ?  Vous vous saisissiez et exclamez : « Cela dépend. »

De quoi ?

D’alentour, le bleu, le vert, ou encore la flamme qui ondule. D’un vert à un rouge pisseux. Non, sans transiter par le jaune, surtout pas. Evoquer le jaune reviendrait à se croire immortel. Non la question est simple : qu’avez-vous retenu de cette vie ?

Cela dépend. Moi j’aime le rouge qui colore la peau d’une ardeur assombrie. La main n’a pas la mémoire des jaunes appauvris, ou du moins, elle a le geste de la couleur qui happe. Elle substitue le geste vif au renoncement. Elle froisse, elle chiffonne.

L’étoffe est chiffonnée. La couleur s’y soude comme ombre miséricordieuse, elle draine le sombre jusque dans les veines, ça pulse au niveau des tempes, un œil se referme, l’autre voit le jour. Mais toujours sous ce plafond qui se referme sur le ciel. 

Le jaune ne se souvient que du passage de la terre et de la boue. Mais la chair se souvient – la peau retenue par l’étoffe rouge chiffonnée n’a que faire de ces souvenirs. Elle espère une distance respectable entre elle et le reste à vivre. Elle a déjà décidé, contrainte par le plafond qui ne cesse de s’étendre, que le reste se gondole. Elle a décrété que ciel de plafond et plafond visqueux riment comme preux et cieux. Elle a perdu le sens du verbe, elle refuse strictement de s’en soucier. Elle exclut les jaune, fluide, lisse, blanc, rare, espace, trouée, rondeur, esplanade, cours rapide. Elle court. Elle court encore à travers les vers. Elle en connait quelques-uns, Aragon et son bréviaire des jours assoiffés de vengeance, de portraits hirsutes menaçants, ou encore Paul Guillaume croisé par hasard un soir de fête. Paul Guillaume et sa sueur des danses fiévreuses. Mais il semble que la hauteur de la voix est plafonnée. Et les mots se sont murés au milieu d’un vers.

Il faut s’affaisser un bon coup, lui souffle le plafond qui s’étend vers le ciel. Les voix terribles, renvoyées par les anciens maîtres prophétiques, Zède aux côtes saillantes, le batelier Naulleau.

Il y en aura toujours qui manquent leur cible.

Il faut laisser l’ondulation fasciner l’œil. L’œil se souvient, l’œil n’a que faire de tes espoirs nauséeux, l’œil à point a le rythme de l’ondulation. Les oscillations varient entre le très sombre, le très rouge sombre, le très profond sombre. La coulante symphonie du sombre dépecé dépose ses motifs, ses exégèses, ses couleurs définitives.

La cible, c’est le dos adossé.

Une vie avec un dos adossé, c’est tout ce que la voix me souffle.

Texte écrit en souvenir d’une visite à l’exposition Chaïm Soutine / Willem de Kooning au Musée de l’Orangerie, le 22 décembre 2021.

La faute A l’art

Au plus près le fauteuil de velours. A notre gauche, la table vêtue de son frôlement des jours heureux que les convives rejoignaient : la lumière y coulait à la verticale, renforçait les plis qui se saisissaient de nos genoux tendus.  Et derrière le fauteuil au dos très large et aux oreilles repliées, le long du mur peint d’un rouleau de calme et de vigueur, les multiples carreaux des trois fenêtres qui escaladent la paroi en allongeant nos ombres violettes.

Le chuchotement du voisin, une fois installé, une fois en cercle autour de la table ; le chuchotement du voisin venait de votre droite. Le convive avait tant attendu son tour, qu’il appliquait la règle de bonne conduite dictée par le Maître des lieux avec une minutie concentrée : il n’était pas simple de ne jamais parler au convive de gauche. Mais enfin, la peur d’une éviction avant la fin du repas, avant la gorgée qui fait trembler le corps, le maintenait avec le visage tourné du bon côté. La crainte de quitter sans avoir vu le fauteuil, l’unique, dans l’exact barycentre, le fauteuil au dos large, se couvrir de cette explosion tant recherchée, de ce bleu matinal subverti en jaune couchant d’une nuit d’été, le maintenait dans l’exacte position de l’immémorial réflexe de survie – le Maître des lieux était strict et son emprise irréversible.

Le Maître des lieux apparaissait en général avant la fin du repas, vêtu de sa cape longue et noire, de sa coiffe pyramidale. Il traversait la pièce avec une telle langueur, une telle lourdeur opaque – assurance qui inspirait la crainte – qu’il franchissait le cercle du fauteuil, l’absorbait sous sa cape, le faisait disparaître ; et les convives, tous paniqués, en oubliaient presque la règle. On les voyait d’un coup se rabattre sur leur assiette, pencher leur visage sur une montagne à peine entamée, alors qu’ils avaient déjà enfoncé leur fourchette, encore et encore ; on les voyait courber leurs pensées dans le bol prévu à cet effet, on les entendait bruissant de peine et de raideur, presque sur le point d’agoniser.

Le Maître des lieux se retirait.

La salle se remplissait d’une froide lumière, puis le fauteuil réapparaissait. Seul. Dans un bleu encore plus pâle que leur visage. Comme par miracle, apparaissait un instrument enfoncé au fond de leur poche ; pas un scalpel qui aurait pu abîmer, mais plutôt, un instrument de mesure, une arbalète, un stéréoscope, voire un anneau saturnien pour les plus poétiques et lunatiques, pour ceux qui savent planter leurs yeux dans un lointain pays d’étoiles et n’en revenir qu’une fois que l’anneau en cercle, brillant, sans cesse tournant autour de leur corps, les entraîne dans une danse aux mille torsions graciles.  

Avait-on déjà vu pareille cérémonie dans des temps anciens ? La question n’avait pas été soulevée puisque ces gens-là ne pensaient pas en époque, ni en période révolue. Ni en futur asphyxiant. Ces convives savaient que depuis toujours le fauteuil au dos large avait rempli ce salon, qu’avant sûrement, il avait été de paille et de lianes ; qu’un jour, il avait reçu une tige depuis un champs, espèce croisée entre un blé ancien et une espèce du temps présent. Qu’une bouture avait germé. Qu’une partie de ciel jetée sur un traversin soudain traversé de larmes et de misère avait tissé un dos. Que depuis le fond d’un puits de teinture aux fleurs macérées, le velours avait traversé une plaine pour les y retrouver. Que le dos avait reçu le velours, puis les deux oreilles tournées vers l’intérieur. Et que la lumière verticale toujours fulminante de vigueur enverrait le Maître des lieux évincer les maîtres du monde, éradiquer les guerres, abattre les tyrans sans cesse reproduits par le bruit et la fureur, sauver les femmes et les hommes, soumis bien malgré eux, dans une contrée dirigée bien malgré eux, par la terreur bien malgré eux, l’avidité, la cupidité.

« Un trône est un trône », scande la terre en chœur.

Le trône est à tout le monde, assène le Maître des lieux. Les multiples carreaux des trois fenêtres toujours escaladent la paroi et allongent leurs ombres violettes.  Le convive, toujours tourné vers la droite, toujours sous la lumière verticale à toute heure, chuchote la parole civilisée. Maintenant, leurs yeux rivés sur le fauteuil, les convives voient. Ils ont soumis leur appétit bien aiguillé à leur assiette. Ils ont le goût du bon vin ; ils le touchent en dardant leur langue pointue, le font tourner dans leur palais, s’adressent à leur voisin, lèvent leurs verres. Les font tinter d’un coup sec, le bruit en cercle s’élève et retombe étincelant sur la table enluminée. Le fauteuil se pare de sa couleur de l’été ; les saisons ne sont pas l’infini passage du temps, elles ont un cycle qui n’échappe au cœur qu’au cœur de l’hiver. Le Maître des lieux a traversé le mur, laissant la petite lampe à gauche de la pièce cerclée d’images encadrées, la grande table devant s’est vidée depuis que le tintement circulaire résonne de toute part ; les convives suivants attendent à l’entrée. Sauront-ils appliquer la règle ? Sauront-ils convoquer le Maître des lieux ? Sont-ils envoyés par les noceurs de l’avidité ? Sèment-ils le bruit tant redouté ? 

Ils œuvrent pour le bien de tous.

« Le Bien nommé n’a pas la vie longue. »

Rita dR

Texte écrit en souvenir d’une journée portes ouvertes à l’ Académie de la Grande Chaumière le 13 novembre 2021.

La scoliose de la sole

Elle s’est dit que quatre filets de sole sont faciles à détacher. D’un geste vif, elle les a séparés, puis a installé l’arête nue et nettoyée au milieu de la terre glaise. L’assiette avait un aspect brut et sophistiqué. La glaise a séché un après-midi entier ; elle l’a enduite d’une eau argileuse puis l’a enfournée chez le voisin, celui qui possède un vélo à remorque bricolé avec un grand cageot rose. Quand il la lui a rapportée avec les autres assiettes cuites, elle n’a pas tout de suite reconnu sa forme, a pensé que la cuisson avait transformé son œuvre. Puis elle a tracé le contour de son poisson : du jaune qui s’élargit le long du flanc et du noir pour clôturer d’un trait la courbure opposée, deux ronds de yeux bleus. Mais l’assiette avait un aspect suspect, l’arête avait comme une encoche, un déplacement au niveau d’une vertèbre pas visible à l’œil nu. Quand on passait la main, une légère scoliose agrippait la peau du pouce. Une fois l’assiette posée loin des yeux, une fois le contour de la sole tracé, elle l’a observée un moment, se demandant ce qui pourrait bien redresser son arête. Et un jour, elle a patiemment tracé un bord orangé ajouré de points mauves tout autour de la sole. A lui seul, ce bord avait l’éclat des surprises et des prudences dévoyées.

L’assiette a trôné au milieu de la table des années. Toujours au centre. Elle avait un contour un peu gondolé, qui lui donnait un aspect brut, d’une beauté allégée des standards de l’époque, pas de forme tout à fait irrégulière ni tout à fait ronde. Le bleu des yeux disparaissait sous les fruits empilés. Le noir et le jaune des flancs teintaient d’une humeur particulière les derniers fruits mûrs comme pour dire l’urgence de consommer. Une fois l’assiette vidée, on la passait sous l’eau, un coup de savon léger, on avait peur de l’abîmer. Et alors ressortait toujours ce bord orangé ajouré de points mauves. Toujours ce bord ajouré qui une fois déchargé du monticule de fruits conférait à l’assiette son trait de caractère vif et enflammé. Le jaune du flanc aqueux comme un citron cueilli dans une région chaude, une fois passé à l’eau, une fois l’assiette vidée de son poids, soulignait alors la belle arête bombée et sa scoliose invisible à l’œil nu.

L’assiette a longtemps alimenté les conversations. L’arête avait certainement enflammé les esprits, endiablé les imaginations galopantes, inquiété les plus aguerris : quelle colonne vertébrale pouvait rester droite, capturée dans la profondeur d’une glaise brute ?

Une fois qu’elle changeait de foyer, l’assiette retrouvait toujours sa place centrale. Elle avait fait le tour de la terre, toujours emballée dans du papier de soie, jamais confiée à un déménageur. Elle s’est nichée sur l’étagère d’un buffet exigu et coloré dans une région féroce espagnole, a recueilli des rayons saphirs saccadés par le galop d’un élevage à Rosario de Perija, s’est transformée en lune argentée dans la clarté des nuits norvégiennes, a résisté à l’énorme explosion de l’usine de cuivre FDV près de Brazzaville.

Quand l’assiette est revenue sur son assise, ou plutôt au milieu de sa table longue où l’artiste avait jeté ses premières couleurs, la collection d’assiettes à poissons était haute, mais seule celle-ci avait un éclat particulier. L’éclat de l’œil qui ne cherche pas à plaire. De l’œil vierge. De l’œil qui voit. A chaque peine, à chaque creux, chaque remontée fastidieuse à l’âge adulte, quand l’enthousiasme l’abandonnait, à chaque fois que le désir s’affolait et se prenait les jambes dans une étoffe de paillettes sous une lumière pâle, la fille observait l’assiette, passait son pouce pour sentir l’arête. Pour sentir l’encoche, douce et inquiétante. Vibrante, la scoliose sous le pouce élargissait son souffle comme une soie sous le vent. Figée dans son cercle de lumière, la sole avait l’éclat du regard frais. L’artiste éprouvait alors une vague impression de résister, d’affranchir sa colonne de sa droiture et de son maintien artificiel, de son conformisme réducteur.

La fille parlait à l’assiette. De ses deux yeux et mains elle l’agrippait. A chaque fois que le désir s’érodait. Les yeux dans les yeux, ces ronds parfaitement expressifs d’un bleu vindicatif et exigeant. Elle affrontait l’encoche. En face, très près du nez. La sole nette fidèle à l’innocence du premier jet faisait tourbillonner son regard. La face droite de la sole enfonçait ses deux ronds bleus dans les yeux de l’artiste et l’artiste répondait. Elle la sommait de poser sa face gauche bien à plat comme toute sole qui se respecte au fond de l’eau jusqu’à toucher le fond sablonneux. Elle posait son pouce sur l’assiette, goûtait la scoliose qui la nourrissait. Prendre la pente à droite, puis à gauche. Sentir sa déformation, sous le pouce le plus habile, tourner autant de fois que possible aussi loin et près du bord orangé ajouré de points mauves.

Texte écrit en souvenir d’une sole sans scoliose (et délicieuse) découverte par J. M. cet été.

Cargèse

Assise au pied du lit devant la porte-fenêtre ouverte, j’entends le roulis des vagues de l’autre côté du portail en bois. Une bande de jardin nous sépare, hérissée d’herbe, parsemée de quelques paréos se gondolant sous la brise. Je sais que cet évènement unique longtemps roulera sa fresque de vagues jamais suspendues et charriera de bleues images vagabondes.

A chaque fois le souvenir reviendra. Aussi présent que le moineau que je vois à l’instant, aussi net que l’autre moineau qui débarrassait le sol de nos miettes ces matins-là. Depuis que j’écris, les allers-retours, l’œil qui longe un souvenir et la vie immédiate se confondent, l’œil tisse son nid, l’oiseau lisse ses ailes.

Dans la maison au pied du lit, le calme. Les volets mi-clos se préparent à suspendre l’instant où le feu gondole d’un halo lancinant la surface de toute chose. Quand le soleil grillera la plante de pieds des vacanciers qui à toute hâte se précipiteront vers les volets clos, j’aurais les deux jambes à plat sur le carrelage. Entre temps, j’aurais songé à acheter des bricoles pour alimenter les trois becs affamés. M aura disposé sur la table quelques spécialités locales, figatelli et tomme de brebis, un pain aux noix. Moi, ce sera les figues d’où coule un miel de fraîcheur que je roulerai l’une contre l’autre sous l’eau courante. Et aussi des glaces mangées précipitamment avant le repas sous le soleil vertical. L’ordre importe peu puisque les vacances se glissent dans l’interstice de l’enfance, quand ailleurs dans un coin du jardin à l’abri d’une cabane, loin du regard des grands, tout était permis. L’ordre importe peu, c’est la loi du moins fort, de l’interstice élargi. Alors reviendront les restrictions, les interdictions, et alors l’espoir de les voir à nouveau anéantis se nourrira de l’interstice élargi.

Oui, nous irons au pied de la ville, là où les petites routes en lacet montent vers la falaise qui plonge. Cargèse la majestueuse, là où les hirondelles dressent le toit du monde. Si la fenêtre abandonnée, la plus belle fenêtre jamais construite est à nouveau prise d’assaut, alors les hirondelles tisseront l’air à nouveau, et je resterai extasiée devant ce mur roux d’où surgit la fenêtre disparue, les hautes herbes qui s’en échappent, son cadran de bois sec de guingois. Plus haut, le toit crevé et sa présence divine.

Les hirondelles rentrent à nouveau, dans un ballet interminable, par la fenêtre, sortent par le toit, avec ce mouvement de tête volontaire et abandonnée ― une flèche crève le ciel d’un long cri vibrant.

Rentrer par la fenêtre qui n’existe plus.

Sortir par le toit crevé. Puis remonter la ruelle, se rapprocher de l’église : voilà que près du clocher une nuée d’hirondelles sifflent encore plus fort qu’une cloche retenue par une étoffe. Elles tissent des ellipses de plus en plus larges, en lignes brisées, contournent toutes les arrêtes, s’abattent sur le clocher s’éloignent reviennent, et c’est comme si imbibées de la résonance de la cloche, elles diffusaient leurs cris de joie, dissipaient les quelques malheureuses pensées encore prisonnières d’un coin d’ombre.

Ici deux églises se font face, la catholique et l’orthodoxe. Et le caractère des habitants que la géographie des lieux façonne m’imbibe de cette double face. La fervente jouisseuse impose ses croyances à la mystique réaliste.

Quand nous irons encore, aussitôt entrés dans l’église, nous étoufferons Le Cri. Parce que nous reviendrons avec nos voix étouffées. Repartirons avec nos joies extirpées.  Nous pénètrerons dans cet intérieur si coloré que la victoire du cri libéré s’égrène tard dans la soirée, les pieds dans l’eau, une fois le calme murmuré par le clapotement de l’eau noire attendrie, une fois le ciel rougi par le soleil assoupi, une fois le souvenir inscrit entre une vague, puis une autre, puis la suivante qui allonge le cri libéré.

Avant de franchir la grille de bois vert une dernière fois, celle qui sépare le pied du lit de la mer, avant la dernière baignade, nous passerons chez le glacier. Une boule de glace au rhum et raisins secs pour M et moi, crémeuse, qui flatte le regard. La boule aux fraises de Prima a été cueillie à l’instant. La traînée de caramel sur la joue de Seconda a l’éclat d’une peau brunie. Tertia trahie par ses yeux s’enferme dans son silence de plaisir. Et l’on songera que l’on reviendra, voir les petites maisons de pêcheurs perchées à Piana, leur écrin de granit rose, l’éclat violet sur les arêtes de la falaise que le soleil, se souvenant irrémédiablement de ces peintres qui ont su voir, dépose. Et la peau fouettée par le vent, nous filerons d’une côte à l’autre, enivrés par le parfum du rivage, d’une acuité décuplée comme les balbuzards qui nous épient accrochés tout là-haut sur la falaise. Ces balbuzards que l’on aimerait tant rejoindre, embrasser le vaste monde d’un battement d’aile. Nous boirons tant de sel et de vent, que la gorge rassasiée, l’œil exténué tomberont d’un sommeil lourd et profond. Et la promesse du paradis se nichera à tout jamais dans le creux de l’oreiller, là où le souvenir s’accomplit, là où le récit surgit.

Atelier d’écriture avec Monet, Virginia Woolf et l’œil de la poule

 
  • Deux fois, l’envie tenace de m’y promener, et deux fois j’ai dû rebrousser chemin. Trop de jambes qui se pressent, un attroupement inimaginable, l’enivrement espéré avorté devant cette masse d’yeux impassibles qui ne voient rien puisqu’il est impossible de voir dans ces conditions, un manche extensible à la main, l’un derrière l’autre, chacun cochant la case « vu ». 
 
Si je vais au jardin Monet, il faut que ce soit comme quand je lis un livre : je ne dois pas en ressortir indemne ni ornée d’une guirlande factice. 
 

Dimanche ressort au jardin du Luxembourg

Ce dimanche matin autour du bassin du jardin du Luxembourg, ça discute ferme : « hélices, fils de fer, ailes latérales, stabilité… Première Guerre mondiale… Il a failli se faire fusiller… C’est un modèle quatre. Stable ».

Un monsieur se tient à ma gauche. Veste marron, le béret gris feutre bien vissé, le regard goguenard et alerte, il me regarde observer son submersible « Vous n’auriez pas là un ressort, un ressort de stylo ? » Il pointe mon carnet en appuyant sur le « là ». Je regarde mon stylo, en effet un ressort y est logé.


Interloquée mais néanmoins curieuse de savoir ce qu’il veut en faire, j’hésite un instant. Je regarde le ciel – il me serait pourtant bien utile ce stylo – le vol des oiseaux, les courbes : des sourires sur un ciel de cire blanc. Deux pattes de goéland froissent l’eau du bassin. L’ombre du bâton d’un enfant dans l’eau fait ployer la silhouette d’un voilier. Le voilier est très coloré, comme sorti d’une usine de fabrique à la série, quelque chose d’assez commun. De périssable. L’homme me regarde avec insistance. Il a posé sa télécommande.


Il attend. Continuer la lecture de « Dimanche ressort au jardin du Luxembourg »

Un amour salé

Quand je suis arrivée à Curepipe, Thomas était amoureux d’une orque. Chercheur en biologie, Thomas G. réalisait des reportages pour une chaîne télévisée animalière. Son rêve le plus cher était de voir des baleines. Même si par-ci par-là il se trouverait un Mauricien pour affirmer qu’il en avait aperçu une, parfois entendu et pas vu – mais n’était-ce pas plus prudent –, peu de monde avait croisé ce mastodonte de quelques tonnes qui disait-on poussait une longue plainte aiguë, un gémissement, une modulation crissante d’une puissance spirituelle, une célébration de l’extase dans sa forme la plus imprévisible. Un plaisir qui désarme – la baleine se faisait rare.

J’ai vu Thomas pour la première fois devant le centre de plongée de Flic en Flac. Je démarrais mon deuxième cours. Le moniteur, Patrick, était un ami de longue date. Depuis un ponton voisin, Thomas observait d’un air amusé l’acheminement du matériel et le départ de notre troupe de plongeurs. Assis sur le bord du ponton, une main ancrée de chaque côté, il plongeait son visage vers le large, avançait son cou épais prolongé par sa tête en direction de la mer, contemplait l’horizon, le corps tendu vers le large.

Dès le premier jour, j’ai remarqué son physique particulier. Un corps athlétique aux épaules robustes, au visage buriné, avec une bouche enflée rouge et nacrée comme les valves d’un coquillage. Thomas travaillait sur le caractère physiologique des orques. J’avais déjà constaté que les humains ressemblent à leurs animaux domestiques dans les grandes villes. Chiens et chats : même tête, même démarche. Dans les hautes mers, je constatais que c’était également le cas. Thomas, grande bouche, mâchoire avancée, des épaules robustes, une démarche légère, avait développé une spécificité physique au contact de ces mammifères : il avait un regard en circonvolution. C’était un regard très étrange : j’avais l’impression d’être aspirée par un tourbillon d’eau dont le centre était ses pupilles. Une attraction en cercles concentriques à la fois profonde et répulsive.

Trois semaines après le début de notre relation, il m’a emmenée visiter une fabrique familiale de maquettes de bateaux. Nous sommes entrés dans un hangar où un homme et ses deux enfants s’activaient. La nuque penchée luisante et tendue par l’effort, l’homme dont les tendons de bras saillaient raides comme des cordes rabotait un morceau de bois coincé entre ses jambes. Il portait une chemise à carreaux et un pantalon bouffant qui gondolait sous la ceinture. Les copeaux roulaient, frêles et légers, ils voltigeaient en décrivant des trajectoires aléatoires ; selon qu’une personne passe ou qu’une porte s’ouvre, ils se tassaient d’un côté ou de l’autre de la pièce. Sous une fenêtre qui répandait une lumière blafarde, quelques rouleaux traversaient un faisceau de poussière. Quand la fille ouvrait la porte du fond, les copeaux revenaient vers l’assise sur laquelle je me tenais, puis s’immobilisaient avec des ailes tremblotantes comme des papillons de nuit.

*

La concentration était maximale quand nous sommes entrés. J’ai pris place sur une chaise à côté de la porte que Thomas a rapprochée du mur sans faire de bruit. Il m’a soufflé à l’oreille : « C’est Antoine, c’est mon ami ». Puis nous avons observé leurs gestes dans une certaine communion d’esprit. La fille qui semblait avoir autour de seize ans vernissait de minuscules pièces qu’elle disposait sur une étagère en choisissant la position de séchage avec précaution. Pendant qu’elle vernissait ces pièces, elle vérifiait que des voliges assemblées en caissons, soubassements, étaient robustes. Un radiateur brun était installé sous les étagères contre le mur. Elle retirait le surplus de vernis avec des cotons-tiges ou un bâtonnet très fin dont elle essuyait l’extrémité avec un chiffon. A chaque fois qu’elle finissait une pièce, elle cochait une ligne sur une liste accrochée au mur puis la disposait près des autres. Derrière elle, son frère plus jeune et très grand de taille fixait des voiles aux mats d’une goélette à l’aide de fils de différentes épaisseurs. Elle le surveillait du coin de l’œil en se retournant régulièrement.

C’est la fille la première à nous avoir vus entrer. Elle a soulevé un regard plein d’espoir, puis a ravalé son sourire quand elle m’a vu arriver derrière Thomas. Elle avait en commun avec son frère un petit air renfrogné mais une allégresse se lisait dans ses yeux quand ceux-ci croisaient ceux de Thomas. Je n’étais pas aussi proche de Thomas que je l’aurais voulu à cette époque. Elle a préparé un thé à la vanille tout en me jetant des regards inquisiteurs. Antoine rabotait sa pièce de bois, nous tournait le dos. Il travaillait sur une coque renflée et seul le tas de copeaux qui grossissait à ses pieds prouvait qu’il progressait. Le corps en coquille, il rythmait ses gestes avec un effort concentré, et nul n’osait l’interrompre. J’avais honte d’avoir si peu de callosités dans les mains quand je voyais tout ce monde tirer d’une telle besogne des maquettes de belle facture, élégantes, dont les traces de labeur s’inscrivaient sur chaque détail avec une histoire tangible.

*

Après un temps de flottement, je me suis penchée vers Thomas qui était assis sur le sol. Il ne connaissait pas l’âge de la fille. Elle a rangé ses outils dans une caisse métallique, puis est allée chercher un bateau qui séchait dans une pièce voisine, a montré avec fierté les chaloupes qu’elle avait attachées et la maquette dont elle s’était inspiré. Elle m’a demandé comment je m’appelle, Thomas a répondu à ma place. Puis toute la famille nous a rejoints autour d’une petite table que l’on a débarrassée. Je ne m’étonnais pas qu’Antoine soit l’ami de Thomas car nul comportement protocolaire ne pouvait me laisser croire que j’étais la bienvenue. Antoine, visage triangulaire sur un corps au repos, était sorti de sa torpeur depuis les coups de rabot. Il a essuyé son front avec le revers de sa chemise. Une bande luisante lui rayait le front tandis que le reste de son visage était poudré de cannelle. Il s’est assis, a posé ses deux mains sur les genoux. Penché vers Thomas, le contour de son visage était comme raboté par l’effort. Il a levé ses yeux enchâssés dont les vaisseaux rouges dessinaient de petites fractures autour des iris, comme encore soumis à un effort fiévreux.

La fille a apporté des biscuits au manioc et du thé. Une douceur se dégageait de ses gestes quand Antoine s’adressait à Thomas – il se montrait plus vindicatif avec son fils. Il était difficile de distinguer ce qui était de la colle séchée ou de la peau au bout de ses doigts. Il a fait un signe de la tête à sa fille, et elle est allée chercher un mouchoir propre dans une armoire au fond de la pièce. Un dialogue paresseux comme un vieux couple. Il a essuyé son visage en frottant sa barbe naissante où la poudre de bois s’était logée, puis a rangé le mouchoir dans sa poche.

Il nous a montré la photo d’un bateau qu’il retape au nord de l’île à Cap malheureux. Un gros camion a fait vibrer les murs et il a dû s’interrompre. Ses épaules frêles, si frêles à côté de celles de Thomas se sont contractées. Comme ces gens qui évoluent dans un monde puissant pour combattre leur fragilité, son corps a pris une physionomie autre quand il a commencé à parler de la mise en mer. Sa voix est devenue plus chaude. D’une silhouette concentrée, il ne restait plus rien ; il a rallongé son cou, dressé son buste, a énuméré ce qui restait à faire avant la mise en mer. Sa voix ondulait, il prenait son souffle, interrompait soudain sa parole. Il a avancé des prévisions météorologiques qui ont paru hasardeuses à Thomas. « C’est sur ce bateau qu’Antoine et moi avons acheminé du matériel pour observer la faune depuis l’Afrique du Sud avant d’échouer dans les mains de pirates somaliens qui nous ont dépouillés de ma marchandise », a expliqué Thomas. Antoine a acquiescé avec une moue dubitative comme s’il voulait amoindrir la portée de cet évènement, comme si les pirates somaliens ne méritaient pas qu’on leur prête une explication plus longue. « Cette fois-ci, on embarque un ancien marin militaire reconverti en agent de sécurité », a précisé Thomas, le regard vague. Je me suis demandé si cette précision m’était adressée mais tout semblait indiquer qu’il avait plutôt besoin de se rassurer.

*

Le lendemain nous sommes allés voir le bateau de huit mètres de long à l’abri dans un gros hangar. Deux autres bateaux y étaient logés également. Des sons lointains de radio nous parvenaient. Un air de Bob Dylan crépitant. Antoine nous a servi un verre de rhum après avoir sorti une bouteille qu’il cachait dans un creux du châssis de la coque. Pas habituée à avaler des alcools aussi forts, j’ai avalé une grande lampée. Des flammes m’ont léché les parois du ventre jusqu’à en expulser la boule d’anxiété qui grésillait. J’ai parcouru des yeux la coque, caressé des mains sa surface fraîchement rabotée, traversé la structure porteuse pour aller voir un pan de balustres polies qui séchaient à côté. J’ai senti mon sang bouillonner. Thomas m’observait avec un certain contentement et un sourire plein de défi. Son sourire m’exhortait à réclamer de les accompagner mais je n’en ai rien fait. Antoine a dit que le calfatage pouvait commencer, qu’il en aurait pour une semaine en y consacrant toutes les matinées. Son fils l’aiderait. Ensuite il a sorti un échantillon de peinture et Thomas a approuvé le choix. Une fois les questions techniques débattues, nous nous sommes assis sur des caissons et nous avons discuté de la saison des pluies. Antoine a allumé une cigarette, a précisé qu’il ne partait jamais en mer après la fin du mois de janvier ; il repartait en mars – souvent fin mars. Il a pensé que j’aimerais le savoir : le mois de février n’était vraiment pas le meilleur mois sur l’île. Je me suis demandé s’il avait envie de m’éloigner de Thomas. Ces mois pourtant porteurs de nouvelles expériences, porteurs d’espoirs, se sont morcelés d’un coup. Antoine avec son visage buriné, ses épaules frêles, ses yeux veinés, me regardait avec attention. Peut-être avait-il lu dans mes yeux mouvants mon envie de me joindre à eux. J’ai repensé au sourire contenu de sa fille et à l’indéchiffrable gêne quand celle-ci passait à côté de Thomas. Je l’ai soupesé du regard, il a plissé les yeux, s’est figé à nouveau, a attrapé ses genoux de ses deux mains – ces fissures rouges dans ses yeux.

Comme j’hésitais sur la date de mon départ de l’île, Antoine a esquissé un sourire plutôt satisfait. Le moindre contentement jaillissait de son regard, contrairement à Thomas qui brouillait les pistes avec ses yeux tournoyants. Je ne crois pas que c’était conscient chez Thomas ; il est possible qu’il ait tout simplement perdu l’apprentissage du langage des yeux, car c’est avec Thomas que j’ai appris que rien n’est plus inconscient que ce langage quand la mer est toujours présente. Les miens virevoltaient toujours à la recherche d’une bouée de sauvetage alors que les siens tournoyaient avec une assurance rare. C’était très déstabilisant. Après avoir entendu que je repartirais probablement en novembre, Thomas a fait mine de ne pas avoir entendu. Il a été trahi par ses épaules : un léger tressaillement. Comme ces militaires qui trimballent fièrement leurs insignes de grade sur les épaules. Thomas avait une certaine conscience de ses épaules – encore une de ses mimiques d’orque.

Des oiseaux pépiants cherchaient désespérément la sortie dans cet immense hangar où la nourriture manquait. Les coups de marteau du bateau voisin avaient cessé. Les deux hommes qui le retapaient fumaient maintenant une cigarette à l’entrée. Ils déambulaient lentement devant la gigantesque porte. Le sillage de leur fumée donnait un air mystérieux à la lumière de fin de jour qui tremblait comme au-dessus d’une casserole frémissante. Quelques oiseaux à l’horizon se balançaient de part en part suspendus au zénith – fondaient au loin comme un sillage de navire. Ils éveillaient une terrible envie de prendre le large. Cette perspective depuis l’intérieur était aussi étourdissante qu’une mer infinie.

*

Dans la voiture, Thomas m’a déclaré de but en blanc que normalement il ne prenait pas de filles avec lui à cause du risque de croiser des pirates. Je n’ai rien dit. Je ne voulais pas savoir ce que se cachait derrière ce « normalement », je ne voulais pas savoir si c’était une règle de principe ou une vérité historique. Et puis il avait prononcé le mot fille avec une intonation de petit garçon qui dit : « Je n’aime pas les filles ». Je dois préciser que Thomas était un grand gaillard de trente-sept ans.

Une incroyable scène d’amour. Je l’ai vu se contorsionner, se mouvoir avec une orque géante d’une sensualité insoupçonnable. Une plongée mémorable. Un large arc blanc, puis noir, puis une torsade noire et blanche, l’orque s’entortillait avec un plaisir certain près de Thomas, décrivant un cercle qui s’élargissait. Comme un prédateur tourne autour de sa proie, l’orque paradait, puis l’orque frôlait Thomas et le même manège recommençait. Le plus troublant c’est qu’il y avait dans l’eau une telle parenté entre Thomas et l’orque que j’en étais jalouse. Jalouse d’une orque. Mathilde en aurait bien ri – Mathilde est ma meilleure amie. Et pourtant il se dégageait de lui une dose de phéromones comme jamais il n’en avait dégagé devant moi et j’étais terriblement jalouse. Je ne l’ai évidemment pas montré et j’en ai été bien avisée, puisque j’ai tiré bénéfice de cette relation triangulaire le soir même.  Après ce partage, j’avais mis un pied dans son univers. La nuit tombée, sous une plantation de yuccas dont les branches poussaient au-dessus de l’eau sur une rive de la rivière noire, à côté d’un banian qui se dressait au-dessus de nos têtes comme un animal des mers surgit du néant, quelque chose est arrivé.

Il m’a parlé des orques de Valdès, m’a montré des photos d’éléphants de mer sur une lagune à la saison des amours et des prises de vue bouleversantes de ces orques de quelques tonnes qui se jettent sur eux avant de remonter le courant. Il m’a raconté comment les orques attaquent, risquent leur vie, bravent la mort, puis rebroussent chemin, lentement, avec cette conscience de la vie et de la mort, l’une et l’autre, l’une dans l’autre. Le retour à la vie et leur ventre qui coule à l’eau libre, se recharge, s’enfonce dans l’eau dense et frémissante ; le fond de l’océan s’ouvre, la surface se fend. Le sable doux, se creuse, l’onde à la surface – se tend. L’océan se referme – le calme des reliefs escarpés.

Et l’image de ce ventre lisse blanc. Cette éponge de douceur, ces tonnes raclant le sol, m’ont fait frémir de douleur. Cette vie et cette mort qui se côtoient ont exercé une fascination sur moi.

*

Thomas n’était pas homme à se laisser dériver dans une passion amoureuse. En tout cas c’était le langage qu’il tenait. Il avait bien plus d’aisance dans l’amour des mammifères marins : il préférait observer la vie dans l’eau loin des secousses de la vie terrestre. Il produisait une quantité hallucinante de rapports, croquis, dessins, films, photos, sa maison en était pleine. Mes petits carnets paraissaient bien maigres en comparaison. Une histoire avait dû précéder pour me préparer le terrain, car je sais maintenant que le dépit attendait pour mieux rebondir.

Plus tard autour d’un civet d’« ourites » accompagné d’un « rhum-combawa », on a parlé de la mise en mer, et évidemment, j’ai été conviée. On a pris un filet, une canne à pêche, des appâts, nos tenues de plongée, et avons embarqué à quatre, Antoine, sa fille, Thomas et moi. On s’est arrêté devant la barrière de corail pour une plongée ; un peu plus loin devant une grotte, Thomas et moi sommes descendus à nouveau. Puis, on s’est dirigé vers la haute mer pour remplir le seau de poissons : Antoine s’est acquitté de cette tâche avec brio. Au retour, alors que le soleil, une boule jaune bien nette, n’avait plus qu’une demi-heure avant de se coucher, on a aperçu une bosse. Une bosse qui gonflait, puis une grosse vague, puis une gigantesque masse a surgi. Au regard éberlué de Thomas, j’ai compris qu’il s’agissait d’une baleine, la baleine tant attendue. Elle élançait son corps à la perpendiculaire, virevoltait, puis retombait dans l’eau avec un geste à la fois lourd et gracieux ; une vague de plus en plus grosse nous soulevait.

Quand elle a disparu, on se tenait chancelants, les mains sur le bastingage. Antoine fixait la surface de l’eau.

Thomas observait au loin avec un regard aimanté par la bosse qui coulait.


Rita dR