Le Grand Chemin (Saint-Remy)

Nous l’arpentons depuis toujours, le Grand Chemin. A droite, la barrière de nos dessins d’enfant ; d’un bout à l’autre, attaches fragiles : roseau penché soutenu par deux bâtons hésitants ; et tout le long les iris mauves dressés, fermes sur leurs pieds, dix, vingt, trente iris serrés les uns contre les autres, notre jambe se soulève, l’autre pied la rejoint ; après la barrière, nulle maison, mais un aplat où l’on trouve toujours du bois sec pour attiser le feu, les chênes et leur tronc tortueux surpris par la pente subite tendent la tête vers le vide et la relèvent frappés par une réverbération incandescente : quelques pas et la terre se fend, les arbres descendent rejoindre les pieds de vignes roussis en rangs ordonnés enflammés par le couchant, filant jusqu’à l’horizon tendu sur un fil laineux, quelques maisons éparses à droite percent les verts variés, et à gauche les Alpilles, noyau rocheux où descend la boule de feu – la chaîne rocheuse prend le soleil dans son lit pour la nuit.

A gauche du Grand Chemin, les maisons gracieuses d’un silence absolu où la vie existe mais jamais ne se montre, les oliviers en pare-vent,  et les iris aussi, puisqu’en avril, les clairs bulbes mauves ajourés de lumière habillent les sentiers de leur jupons assemblés, le bord des murets, les pieds de grilles – ouvertes, rares sont les grilles fermées, nul mur élevé – ; puis le Grand Chemin s’enfonce, la grille du paradis où nous nous arrêterons plus tard ; et  plus loin, côté soleil couchant, perce entre un toit et un muret, le faisceau divin venant de partout, en haut, en bas où la vigne flamboie comme saisie par un peintre foudroyé, chant irréel puisque les oiseaux savent où finit l’autre monde ; mais laissons cette impression nourrir le chemin du retour, intensité phosphorescente qui à chaque fois éclate brutalement et renvoie le corps dans sa coque infinie.

Quelques mètres plus loin, en surplomb, un champ d’oliviers ; et à hauteur de nez les coquelicots, boutons d’or, valérianes, cistes, mauve sauvage, thym que parent de minuscules pétales : une brise peinte par Signac ;  papillons et parfum piquant coupé de soudaines étreintes sucrées ; les oliviers soulevés par le soleil à son zénith disparaissent – avalés, un halo cendré aspiré, une plaine vide recommencée – ; nous sommes en 2022 ou en 3022 ou en 1022 ; que sont des centaines d’années pour ces branches tortueuses, qu’est-ce à compter, que reste-t-il au zénith ? un paradis perpétué. Quelle sève et sang coulent depuis toujours sur les milliards de graines ici élevées ? qu’est-ce un champ aux tant de couleurs, tant de senteurs, tant de splendeurs ?

Une vision, la distance spectrale enflammée, l’unique histoire à l’homme proposée.  

Après le croisement, c’est la forêt dense, dans ce Grand Chemin qui sépare d’un côté le pin à la cime cendrée et de l’autre le chêne aux feuilles parfaitement découpées ; lever le nez vers le ciel pour voir l’étrange rencontre amoureuse entre ces deux êtres que tout sépare, l’un ébouriffé, comme scandalisé par une vie sèche, et l’autre gras et dense d’un vert repu d’eau et d’ombre fraîche. Puis à gauche, la petite boite aux lettres seule sur un perchoir qui rappelle les dessins d’enfant, les envois à l’esprit dépositaire des petits sentiers sous petits pas précipités. Et enfin plus loin le Grand Chemin monte vers la surface rocheuse de gris et d’escarpes où une fois arrivés, une fois le reste, tout le reste confié au chemin arpenté, l’on s’enfonce dans l’ombre fraiche, entend enfin ses propres pas, l’un posé devant l’autre ; et l’on redescend à nouveau vers le puit de lumière, de cette allure aux gestes réguliers qui signe la fin du chemin. « Il y a quelqu’un ? » La grille du paradis à nouveau : on s’y arrête. « Il y a quelqu’un ? » Sa structure fine, haute, d’un arrondi gracieux comme peut l’être une porte de paradis ; elle prolonge rien du tout à gauche, rien à droite, le chemin devant qui monte à nouveau ou redescend, l’infinie vigne derrière, et plus loin le ciel pour horizon.

Etendre les corps

C’était bon de pouvoir s’asseoir sur cette chaise. Aucune étoffe ne pouvait résister ; dès que l’on y suspendait un morceau de tissu blanc, l’étoffe glissait, se dissolvait comme flaque à l’ombre.

Derrière, le dossier et ses deux barres horizontales. Il y en avait qui avaient essayé d’y suspendre leur bras. De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu bras si pantelant. Comme si l’heure de vérité, le jugement dernier secouait le corps d’un tremblement infini. Mais qu’avez-vous retenu de cette vie ? Oui dites-moi qu’avez-vous retenu de cette vie ? Ou pour parler langage d’homme simple (mais peau distendue) : et si le plafond se refermait sur le ciel.

Le corps adossé est surpris – qu’avez-vous retenu de cette vie. Une vie trop courte ?  Vous vous saisissiez et exclamez : « Cela dépend. »

De quoi ?

D’alentour, le bleu, le vert, ou encore la flamme qui ondule. D’un vert à un rouge pisseux.

Non, sans transiter par le jaune. Surtout pas. Evoquer le jaune reviendrait à se croire immortel. Non la question est simple : qu’avez-vous retenu de cette vie ?

Cela dépend. Moi j’aime le rouge qui colore la peau d’une ardeur assombrie. La main qui frôle n’a pas la mémoire des jaunes appauvris. Ou du moins, elle a le geste de la couleur qui happe. Elle substitue le geste au vif enfoncement. Elle froisse, elle chiffonne.

L’étoffe est chiffonnée. La couleur s’y soude comme ombre miséricordieuse, elle draine le sombre jusque dans les veines, ça pulse au niveau des tempes, un œil se referme, l’autre voit le jour. Mais toujours sous ce plafond qui se referme sur le ciel. 

Le jaune ne se souvient que du passage de la terre et de la boue.

Mais la chair se souvient – la peau retenue par l’étoffe rouge chiffonnée n’a que faire de ces souvenirs. Elle espère une distance respectable entre elle et le reste à vivre. Elle a déjà décidé, contrainte par le plafond qui ne cesse de s’étendre, que le reste se gondole. Elle a décrété que ciel de plafond et plafond visqueux riment comme preux et cieux. Elle a perdu le sens du verbe, elle refuse strictement de s’en soucier. Elle exclut les jaune, fluide, lisse, blanc, rare, espace, trouée, rondeur, esplanade, cours rapide. Elle court. Elle court encore à travers les vers. Elle en connait quelques-uns, Aragon et son bréviaire des jours assoiffés de vengeance, de portraits hirsutes menaçants, ou encore Paul Guillaume croisé par hasard un soir de fête. Paul Guillaume et sa sueur des danses fiévreuses. Mais il semble que la hauteur de la voix est plafonnée. Et les mots se sont murés au milieu d’un vers.

Il faut s’affaisser un bon coup, lui souffle le plafond qui s’étend vers le ciel. Les voix terribles, renvoyées par les anciens maîtres prophétiques, Zède aux côtes saillantes, le batelier Naulleau.

Il y en aura toujours qui manquent leur cible.

Il faut laisser l’ondulation fasciner l’œil. L’œil se souvient, l’œil n’a que faire de tes espoirs nauséeux, l’œil à point a le rythme de l’ondulation. Les oscillations varient entre le très sombre, le très rouge sombre, le très profond sombre. La coulante symphonie du sombre dépecé dépose ses motifs, ses exégèses, ses couleurs définitives.

La cible, c’est le dos adossé.

Une vie avec un dos adossé, c’est tout ce que la voix me souffle.

Texte écrit en souvenir d’une visite à l’exposition Chaïm Soutine / Willem de Kooning au Musée de l’Orangerie, le 22 décembre 2021.

La faute A l’art

Au plus près le fauteuil de velours. A notre gauche, la table vêtue de son frôlement des jours heureux que les convives rejoignaient : la lumière y coulait à la verticale, renforçait les plis qui se saisissaient de nos genoux tendus.  Et derrière le fauteuil au dos très large et aux oreilles repliées, le long du mur peint d’un rouleau de calme et de vigueur, les multiples carreaux des trois fenêtres qui escaladent la paroi en allongeant nos ombres violettes.

Le chuchotement du voisin, une fois installé, une fois en cercle autour de la table ; le chuchotement du voisin venait de votre droite. Le convive avait tant attendu son tour, qu’il appliquait la règle de bonne conduite dictée par le Maître des lieux avec une minutie concentrée : il n’était pas simple de ne jamais parler au convive de gauche. Mais enfin, la peur d’une éviction avant la fin du repas, avant la gorgée qui fait trembler le corps, le maintenait avec le visage tourné du bon côté. La crainte de quitter sans avoir vu le fauteuil, l’unique, dans l’exact barycentre, le fauteuil au dos large, se couvrir de cette explosion tant recherchée, de ce bleu matinal subverti en jaune couchant d’une nuit d’été, le maintenait dans l’exacte position de l’immémorial réflexe de survie – le Maître des lieux était strict et son emprise irréversible.

Le Maître des lieux apparaissait en général avant la fin du repas, vêtu de sa cape longue et noire, de sa coiffe pyramidale. Il traversait la pièce avec une telle langueur, une telle lourdeur opaque – assurance qui inspirait la crainte – qu’il franchissait le cercle du fauteuil, l’absorbait sous sa cape, le faisait disparaître ; et les convives, tous paniqués, en oubliaient presque la règle. On les voyait d’un coup se rabattre sur leur assiette, pencher leur visage sur une montagne à peine entamée, alors qu’ils avaient déjà enfoncé leur fourchette, encore et encore ; on les voyait courber leurs pensées dans le bol prévu à cet effet, on les entendait bruissant de peine et de raideur, presque sur le point d’agoniser.

Le Maître des lieux se retirait.

La salle se remplissait d’une froide lumière, puis le fauteuil réapparaissait. Seul. Dans un bleu encore plus pâle que leur visage. Comme par miracle, apparaissait un instrument enfoncé au fond de leur poche ; pas un scalpel qui aurait pu abîmer, mais plutôt, un instrument de mesure, une arbalète, un stéréoscope, voire un anneau saturnien pour les plus poétiques et lunatiques, pour ceux qui savent planter leurs yeux dans un lointain pays d’étoiles et n’en revenir qu’une fois que l’anneau en cercle, brillant, sans cesse tournant autour de leur corps, les entraîne dans une danse aux mille torsions graciles.  

Avait-on déjà vu pareille cérémonie dans des temps anciens ? La question n’avait pas été soulevée puisque ces gens-là ne pensaient pas en époque, ni en période révolue. Ni en futur asphyxiant. Ces convives savaient que depuis toujours le fauteuil au dos large avait rempli ce salon, qu’avant sûrement, il avait été de paille et de lianes ; qu’un jour, il avait reçu une tige depuis un champs, espèce croisée entre un blé ancien et une espèce du temps présent. Qu’une bouture avait germé. Qu’une partie de ciel jetée sur un traversin soudain traversé de larmes et de misère avait tissé un dos. Que depuis le fond d’un puits de teinture aux fleurs macérées, le velours avait traversé une plaine pour les y retrouver. Que le dos avait reçu le velours, puis les deux oreilles tournées vers l’intérieur. Et que la lumière verticale toujours fulminante de vigueur enverrait le Maître des lieux évincer les maîtres du monde, éradiquer les guerres, abattre les tyrans sans cesse reproduits par le bruit et la fureur, sauver les femmes et les hommes, soumis bien malgré eux, dans une contrée dirigée bien malgré eux, par la terreur bien malgré eux, l’avidité, la cupidité.

« Un trône est un trône », scande la terre en chœur.

Le trône est à tout le monde, assène le Maître des lieux. Les multiples carreaux des trois fenêtres toujours escaladent la paroi et allongent leurs ombres violettes.  Le convive, toujours tourné vers la droite, toujours sous la lumière verticale à toute heure, chuchote la parole civilisée. Maintenant, leurs yeux rivés sur le fauteuil, les convives voient. Ils ont soumis leur appétit bien aiguillé à leur assiette. Ils ont le goût du bon vin ; ils le touchent en dardant leur langue pointue, le font tourner dans leur palais, s’adressent à leur voisin, lèvent leurs verres. Les font tinter d’un coup sec, le bruit en cercle s’élève et retombe étincelant sur la table enluminée. Le fauteuil se pare de sa couleur de l’été ; les saisons ne sont pas l’infini passage du temps, elles ont un cycle qui n’échappe au cœur qu’au cœur de l’hiver. Le Maître des lieux a traversé le mur, laissant la petite lampe à gauche de la pièce cerclée d’images encadrées, la grande table devant s’est vidée depuis que le tintement circulaire résonne de toute part ; les convives suivants attendent à l’entrée. Sauront-ils appliquer la règle ? Sauront-ils convoquer le Maître des lieux ? Sont-ils envoyés par les noceurs de l’avidité ? Sèment-ils le bruit tant redouté ? 

Ils œuvrent pour le bien de tous.

« Le Bien nommé n’a pas la vie longue. »

Rita dR

Texte écrit en souvenir d’une journée portes ouvertes à l’ Académie de la Grande Chaumière le 13 novembre 2021.

La scoliose de la sole

Elle s’est dit que quatre filets de sole sont faciles à détacher. D’un geste vif, elle les a séparés, puis a installé l’arête nue et nettoyée au milieu de la terre glaise. L’assiette avait un aspect brut et sophistiqué. La glaise a séché un après-midi entier ; elle l’a enduite d’une eau argileuse puis l’a enfournée chez le voisin, celui qui possède un vélo à remorque bricolé avec un grand cageot rose. Quand il la lui a rapportée avec les autres assiettes cuites, elle n’a pas tout de suite reconnu sa forme, a pensé que la cuisson avait transformé son œuvre. Puis elle a tracé le contour de son poisson : du jaune qui s’élargit le long du flanc et du noir pour clôturer d’un trait la courbure opposée, deux ronds de yeux bleus. Mais l’assiette avait un aspect suspect, l’arête avait comme une encoche, un déplacement au niveau d’une vertèbre pas visible à l’œil nu. Quand on passait la main, une légère scoliose agrippait la peau du pouce. Une fois l’assiette posée loin des yeux, une fois le contour de la sole tracé, elle l’a observée un moment, se demandant ce qui pourrait bien redresser son arête. Et un jour, elle a patiemment tracé un bord orangé ajouré de points mauves tout autour de la sole. A lui seul, ce bord avait l’éclat des surprises et des prudences dévoyées.

L’assiette a trôné au milieu de la table des années. Toujours au centre. Elle avait un contour un peu gondolé, qui lui donnait un aspect brut, d’une beauté allégée des standards de l’époque, pas de forme tout à fait irrégulière ni tout à fait ronde. Le bleu des yeux disparaissait sous les fruits empilés. Le noir et le jaune des flancs teintaient d’une humeur particulière les derniers fruits mûrs comme pour dire l’urgence de consommer. Une fois l’assiette vidée, on la passait sous l’eau, un coup de savon léger, on avait peur de l’abîmer. Et alors ressortait toujours ce bord orangé ajouré de points mauves. Toujours ce bord ajouré qui une fois déchargé du monticule de fruits conférait à l’assiette son trait de caractère vif et enflammé. Le jaune du flanc aqueux comme un citron cueilli dans une région chaude, une fois passé à l’eau, une fois l’assiette vidée de son poids, soulignait alors la belle arête bombée et sa scoliose invisible à l’œil nu.

L’assiette a longtemps alimenté les conversations. L’arête avait certainement enflammé les esprits, endiablé les imaginations galopantes, inquiété les plus aguerris : quelle colonne vertébrale pouvait rester droite, capturée dans la profondeur d’une glaise brute ?

Une fois qu’elle changeait de foyer, l’assiette retrouvait toujours sa place centrale. Elle avait fait le tour de la terre, toujours emballée dans du papier de soie, jamais confiée à un déménageur. Elle s’est nichée sur l’étagère d’un buffet exigu et coloré dans une région féroce espagnole, a recueilli des rayons saphirs saccadés par le galop d’un élevage à Rosario de Perija, s’est transformée en lune argentée dans la clarté des nuits norvégiennes, a résisté à l’énorme explosion de l’usine de cuivre FDV près de Brazzaville.

Quand l’assiette est revenue sur son assise, ou plutôt au milieu de sa table longue où l’artiste avait jeté ses premières couleurs, la collection d’assiettes à poissons était haute, mais seule celle-ci avait un éclat particulier. L’éclat de l’œil qui ne cherche pas à plaire. De l’œil vierge. De l’œil qui voit. A chaque peine, à chaque creux, chaque remontée fastidieuse à l’âge adulte, quand l’enthousiasme l’abandonnait, à chaque fois que le désir s’affolait et se prenait les jambes dans une étoffe de paillettes sous une lumière pâle, la fille observait l’assiette, passait son pouce pour sentir l’arête. Pour sentir l’encoche, douce et inquiétante. Vibrante, la scoliose sous le pouce élargissait son souffle comme une soie sous le vent. Figée dans son cercle de lumière, la sole avait l’éclat du regard frais. L’artiste éprouvait alors une vague impression de résister, d’affranchir sa colonne de sa droiture et de son maintien artificiel, de son conformisme réducteur.

La fille parlait à l’assiette. De ses deux yeux et mains elle l’agrippait. A chaque fois que le désir s’érodait. Les yeux dans les yeux, ces ronds parfaitement expressifs d’un bleu vindicatif et exigeant. Elle affrontait l’encoche. En face, très près du nez. La sole nette fidèle à l’innocence du premier jet faisait tourbillonner son regard. La face droite de la sole enfonçait ses deux ronds bleus dans les yeux de l’artiste et l’artiste répondait. Elle la sommait de poser sa face gauche bien à plat comme toute sole qui se respecte au fond de l’eau jusqu’à toucher le fond sablonneux. Elle posait son pouce sur l’assiette, goûtait la scoliose qui la nourrissait. Prendre la pente à droite, puis à gauche. Sentir sa déformation, sous le pouce le plus habile, tourner autant de fois que possible aussi loin et près du bord orangé ajouré de points mauves.

Texte écrit en souvenir d’une sole sans scoliose (et délicieuse) découverte par J. M. cet été.

Cargèse

Assise au pied du lit devant la porte-fenêtre ouverte, j’entends le roulis des vagues de l’autre côté du portail en bois. Une bande de jardin nous sépare, hérissée d’herbe, parsemée de quelques paréos se gondolant sous la brise. Je sais que cet évènement unique longtemps roulera sa fresque de vagues jamais suspendues et charriera de bleues images vagabondes.

A chaque fois, le souvenir reviendra. Aussi présent que le moineau que je vois à l’instant, aussi net que l’autre moineau qui débarrassait le sol de nos miettes ces matins-là. Depuis que j’écris, les allers-retours, l’œil qui longe un souvenir et la vie immédiate se confondent, l’œil tisse son nid.

L’oiseau lisse ses ailes.

Dans la maison au pied du lit, le calme. Les volets mi-clos se préparent à suspendre l’instant où le feu gondole d’un halo lancinant la surface de toute chose. Quand le soleil grillera la plante de pieds des vacanciers qui à toute hâte se précipiteront vers les volets clos, j’aurais les deux jambes à plat sur le carrelage. Entre temps, j’aurais songé à acheter des bricoles pour alimenter les trois becs affamés. M aura disposé sur la table quelques spécialités locales, figatelli et tomme de brebis, un pain aux noix. Moi, ce sera les figues d’où coule un miel de fraîcheur que je roulerai l’une contre l’autre sous l’eau courante. Et aussi des glaces mangées précipitamment avant le repas sous le soleil vertical. L’ordre importe peu puisque les vacances se glissent dans l’interstice de l’enfance, quand ailleurs dans un coin du jardin à l’abri d’une cabane, loin du regard des grands, tout était permis. L’ordre importe peu, c’est la loi du moins fort, de l’interstice élargi. Alors reviendront les restrictions, les interdictions, et alors l’espoir de les voir à nouveau anéantis se nourrira de l’interstice élargi.

Oui, nous irons au pied de la ville, là où les petites routes en lacet montent vers la falaise qui plonge. Cargèse la majestueuse, là où les hirondelles dressent le toit du monde. Si la fenêtre abandonnée, la plus belle fenêtre jamais construite est à nouveau prise d’assaut, alors les hirondelles tisseront l’air à nouveau, et je resterai extasiée devant ce mur roux d’où surgit la fenêtre disparue, les hautes herbes qui s’en échappent, son cadran de bois sec de guingois. Plus haut, le toit crevé et sa présence divine.

Les hirondelles rentrent à nouveau, dans un ballet interminable, par la fenêtre, sortent par le toit. Avec ce mouvement de tête volontaire et abandonnée. Une flèche crève le ciel d’un long cri vibrant.

Rentrer par la fenêtre qui n’existe plus.

Sortir par le toit crevé.

Puis remonter la ruelle, se rapprocher de l’église : voilà que près du clocher une nuée d’hirondelles sifflent encore plus fort qu’une cloche retenue par une étoffe. Elles tissent des ellipses de plus en plus larges, en lignes brisées, contournent toutes les arrêtes, s’abattent sur le clocher s’éloignent reviennent, et c’est comme si imbibées de la résonance de la cloche, elles diffusaient leurs cris de joie, dissipaient les quelques malheureuses pensées encore prisonnières d’un coin d’ombre.

Ici deux églises se font face, la catholique et l’orthodoxe. Et le caractère des habitants que la géographie des lieux façonne m’imbibe de cette double face. La fervente jouisseuse impose ses croyances à la mystique réaliste.

Quand nous irons encore, aussitôt entrés dans l’église, nous étoufferons Le Cri. Parce que nous reviendrons avec nos voix étouffées. Repartirons avec nos joies extirpées.  Nous pénètrerons dans cet intérieur si coloré que la victoire du cri libéré s’égrène tard dans la soirée, les pieds dans l’eau, une fois le calme murmuré par le clapotement de l’eau noire attendrie, une fois le ciel rougi par le soleil assoupi, une fois le souvenir inscrit entre une vague, puis une autre, puis la suivante qui allonge le cri libéré.

Avant de franchir la grille de bois vert une dernière fois, celle qui sépare le pied du lit de la mer, avant la dernière baignade, nous passerons chez le glacier, une boule de glace au rhum et raisins secs pour M et moi, crémeuse, qui flatte le regard. La boule aux fraises de Prima a été cueillie à l’instant, la traînée de caramel sur la joue de Seconda a l’éclat d’une peau brunie, Tertia trahie par ses yeux s’enferme dans son silence de plaisir. Et l’on songera que l’on reviendra, voir les petites maisons de pêcheurs perchées à Piana, leur écrin de granit rose, l’éclat violet sur les arêtes de la falaise que le soleil, se souvenant irrémédiablement de ces peintres qui ont su voir, dépose. Et la peau fouettée par le vent, nous filerons d’une côte à l’autre, enivrés par le parfum du rivage, d’une acuité décuplée comme les balbuzards qui nous épient accrochés tout là-haut sur la falaise, ces balbuzards que l’on aimerait rejoindre. Embrasser le vaste monde d’un battement d’aile. Nous boirons tant de sel et de vent, que la gorge rassasiée, l’œil exténué tomberont d’un sommeil lourd et profond, et la promesse du paradis se nichera à tout jamais dans le creux de l’oreiller, là où le souvenir s’accomplit, là où le récit surgit.

Atelier d’écriture avec Monet, Virginia Woolf et l’œil de la poule

 
  • Deux fois, l’envie tenace de m’y promener, et deux fois j’ai dû rebrousser chemin. Trop de jambes qui se pressent, un attroupement inimaginable, l’enivrement espéré avorté devant cette masse d’yeux impassibles qui ne voient rien puisqu’il est impossible de voir dans ces conditions, un manche extensible à la main, l’un derrière l’autre, chacun cochant la case « vu ». 
 
Si je vais au jardin Monet, il faut que ce soit comme quand je lis un livre : je ne dois pas en ressortir indemne ni ornée d’une guirlande factice. 
 

Le Monde d’à côté


Paris, le 24 avril 2020,

L’impression de vivre dans une salle de bruitage. Depuis quelque temps j’imagine qu’une personne à côté de moi fait courir ses mains sur un tas de matériaux différents pour animer une scène. Des métaux, sabots, une main fictive. Des doigts font vivre Le Monde d’à côté. Quelqu’un extrait un trousseau de clefs, une porte claque. D’un mouvement brusque, cliquète une chaîne qui me relie à l’autre, enfin à ma rue, un vélo démarre. Des pieds battent le sol, une caisse bien sûr : c’est notre macadam sous la fenêtre que j’ai converti en caisse de résonance.

Au début, j’avoue, au tout début, grosse inquiétude. Continuer la lecture de « Le Monde d’à côté »

Dimanche ressort au jardin du Luxembourg

Ce dimanche matin autour du bassin du jardin du Luxembourg, ça discute ferme : « hélices, fils de fer, ailes latérales, stabilité… Première Guerre mondiale… Il a failli se faire fusiller… C’est un modèle quatre. Stable ».

Un monsieur se tient à ma gauche. Veste marron, le béret gris feutre bien vissé, le regard goguenard et alerte, il me regarde observer son submersible « Vous n’auriez pas là un ressort, un ressort de stylo ? » Il pointe mon carnet en appuyant sur le « là ». Je regarde mon stylo, en effet un ressort y est logé.


Interloquée mais néanmoins curieuse de savoir ce qu’il veut en faire, j’hésite un instant. Je regarde le ciel – il me serait pourtant bien utile ce stylo – le vol des oiseaux, les courbes : des sourires sur un ciel de cire blanc. Deux pattes de goéland froissent l’eau du bassin. L’ombre du bâton d’un enfant dans l’eau fait ployer la silhouette d’un voilier. Le voilier est très coloré, comme sorti d’une usine de fabrique à la série, quelque chose d’assez commun. De périssable. L’homme me regarde avec insistance. Il a posé sa télécommande.


Il attend. Continuer la lecture de « Dimanche ressort au jardin du Luxembourg »

Le voyage d’Eden

Deux fourmis sur une barque de noix écopaient l’eau qui avait empli leur coque. Elles s’étaient jetées d’un navire ; et devant, la mer longue, si longue, s’étirait vers le rivage, les engloutissait, s’étirait ; la rive se rapprochait.

Elles s’étaient embarquées dans le sac de Martin, puis avaient sauté à l’eau une fois l’embarcadère à proximité de l’île de Croquenbrut que Martin avait annoncée d’un air résigné en reposant ses jumelles – triste destination, puisque nulle part ne s’achevait son voyage. A bord, les deux fourmis, leur baluchon, une fiole de whisky, et leurs douze pattes perpétuellement en mouvement, s’acheminaient vers l’île où se trouvaient leurs cousins pour y passer l’été.

Chacune munie de quatre brindilles plates, elles ramaient d’un rythme soutenu. Continuer la lecture de « Le voyage d’Eden »

Le professeur Oreille de Suie

Il y avait un livre sous un arbre, boulevard Saint-Germain. Une voiture toutes les secondes. Aux heures de pointe un vrombissement continu.

Il était dix-huit heures, les gens passaient, les voitures criaient, le sol vibrait, le livre bâillait.

Le livre était gris, gris de pas, gris de bus. D’une épaisseur floue que la poussière gonflait. Il était collé au sol, retenu par un mystérieux ancrage que seul lui voyait.

Je passai mon chemin, m’acheminai vers mon appartement qui se situe Boulevard Saint Germain au numéro 31, au dernier étage. Poussai la porte. Une chambre de bonne tapissée de livres. L’hiver, il y faisait froid, et l’été passait à la vitesse d’un toit brûlant. J’étais étudiant en littérature le soir et employé de la RATP le jour. C’était une chambre de bonne mais elle avait des murs très espacés, et quand il y faisait froid, de loin en loin, je pouvais regarder par la fenêtre les ailes des pigeons froufrouter et les conduits de cheminée tousser. Continuer la lecture de « Le professeur Oreille de Suie »