Il était dix-huit heures, les gens passaient, les voitures criaient, le sol vibrait, le livre bâillait.
Le livre était gris, gris de pas, gris de bus. D’une épaisseur floue que la poussière gonflait. Il était collé au sol, retenu par un mystérieux ancrage que seul lui voyait.
Je passai mon chemin, m’acheminai vers mon appartement qui se situe Boulevard Saint Germain au numéro 31, au dernier étage. Poussai la porte. Une chambre de bonne tapissée de livres. L’hiver, il y faisait froid, et l’été passait à la vitesse d’un toit brûlant. J’étais étudiant en littérature le soir et employé de la RATP le jour. C’était une chambre de bonne mais elle avait des murs très espacés, et quand il y faisait froid, de loin en loin, je pouvais regarder par la fenêtre les ailes des pigeons froufrouter et les conduits de cheminée tousser.
Le lendemain matin, j’ai d’abord dépassé le livre. Il n’a pas bougé. Je l’ai fixé, il a soulevé un coin de couverture. Je l’ai effleuré du bout du pied et il a cligné de la page, la page de garde.
Il était sept heures, une boulangerie au coin du Boulevard, le parfum du pain chaud. Et ce livre doré par la lumière naissante attaché au sol. Je suis allé chez le boulanger et lui ai emprunté une pelle pour le décoller. Le boulanger, un homme très aimable, m’a offert un croissant. « Pour un travailleur du matin », il m’a pris pour un homme vert à cause de mon pantalon vert et pull rayé de bandes phosphorescentes.
Je lui ai donné un coup de pelle de boulanger, il s’est accroché. Un deuxième coup de pelle : il a bondi. Il était désormais debout, le titre effacé et la quatrième de couverture collée au sol. Me restait le contenu pour savoir ce que le livre recelait.
J’ai grignoté mon croissant d’une main, tenu le livre de l’autre. Puis, je l’ai essuyé avec le papier brun de mon croissant. La poussière s’y est définitivement installée. J’ai froissé le papier puis je l’ai glissé dans ma poche.
J’ai ouvert le livre. Une phrase était enroulée, écrite comme se loge un escargot. La phrase était illisible, écrite en pattes de mouche.
J’ai emporté le livre au poste du guichet de la station Saint Michel dans laquelle je travaillais. C’était une journée travaillée, comme il en existe tant à la RATP. Je me suis assis à mon poste et l’ai posé sur mes cuisses tandis que d’un regard distrait je répondais aux questions des usagers avec une langue, puis une autre. J’ai haussé les sourcils devant les invectives, les suppositions, les colères, et autres plaintes diverses et vraies. J’ai pensé à la phrase enroulée. Je dois m’y plier. Et j’ai pensé. « En ce mois de mai, boulevard Saint Germain, il y avait un livre par terre qui voulait bien m’écouter » J’ai ouvert le livre et je l’ai écrit, en enroulant la phrase comme se loge un escargot. Et d’un coup mes messages ont été entendus. Certains usagers ont été courtois, d’autres m’ont remercié. Une petite fille habillée d’une robe jaune poussin coiffée de deux couettes nouées sur le sommet de sa tête m’a tendu son sac de bonbons pendant que sa mère me parlait. J’ai pris un caramel tendre enrobé de chocolat, un « cho-ko-mi », et j’ai pensé : là je tiens un livre en or ! Mais à qui appartient ce livre en or ? J’ai regardé les autres pages, il y avait d’autres phrases enroulées, en escargot, illisibles. J’ai regardé la première page. Il y était inscrit :
Professeur de médecine,
Membre honorable de la chaire Honoris Auris.
Je l’ai appelée. Elle avait une voix très aiguë. Elle m’a donné l’adresse du Docteur Oreille de Suie, « un professeur qui travaille beaucoup ». Je devais essayer de l’appeler avant de passer. « C’est pour quoi ? m’a-t-elle demandé. Que lui voulez-vous ? » Je lui ai parlé du livre et elle m’a dit : « Ah oui, il fait un élevage d’insectes à l’ouïe très fine, les chiroptéra-néo-quelque-chose, une espèce d’insectes qui a un ressort au fond du conduit auditif. Peut-être que ce livre lui appartient.
– Que puis-je pour vous ? a-t-elle répété en faisant un effort d’articulation mais toujours avec une voix à peine audible.
– Je voudrais parler avec le professeur Oreille de Buis, de Suie…pardon. »
Comme elle me regardait d’un air de souris prise au piège, j’ai précipitamment sorti le livre de mon sac à bandoulière pour lui expliquer pourquoi j’étais là. Elle a fait un mouvement brusque en arrière, s’est bouchée les oreilles et a hurlé : « Je crois qu’on les a trouvés ! »
Elle m’a sommé de m’éloigner et m’a indiqué une direction à suivre pour trouver le bureau du professeur Oreille de Suie. J’ai traversé un long couloir le long duquel de hautes fenêtres opaques cachaient des squelettes aux formes biscornues et de grands bocaux au contenu mystérieux.
Je suis arrivé devant la porte du professeur après avoir dépassé la salle d’archivage des coléoptères. Sous son nom, une plaque en cuivre avec la mention « Prière de se couvrir les oreilles. » A la droite de la poignée de la porte, un bac avec des sacs contenant des paires de boules de protection pour les oreilles de couleur orange, de toutes les tailles. J’ai opté pour le plus gros calibre, par précaution. J’ai pris un sac que j’ai ouvert, puis j’ai enfoncé les protections dans mes oreilles, bien au fond.
J’ai tapé. Un monsieur m’a ouvert. Il avait un collier de barbe moutonneux qui remontait sur ses tempes, jusqu’aux oreilles. Les poils de ses oreilles touffues reliaient sa barbe à sa couronne de cheveux blancs. Un mignon petit mouton que l’on aurait tondu. Sur le sommet de sa tête couleur galet mouillé se baladaient des insectes de toute sorte, de minuscules vers phosphorescents, et même des fourmis volantes. Une joyeuse colonie qui ne semblait pas le déranger.
Il a précipitamment fermé la porte de son laboratoire comme s’il avait peur que sa colonie ne s’échappe. Il m’a salué d’un mouvement en se courbant, m’a demandé si je n’avais pas peur des insectes. Malgré les protections aux oreilles, j’entendais bien. Enfin, j’entendais une vibration, chaque phrase comme soulevée d’une vague qui venait du fond d’une caverne, mais les phrases étaient audibles. Je me suis tenu droit, loin des bocaux, loin de lui, et je l’ai questionné. Quand je lui ai montré le livre, Il a sursauté. Les insectes sur son crâne ont glissé. Certains se sont agrippés aux poils de sa barbe, d’autres se sont rassemblés en colonies sur les frisettes de ses oreilles. Il les a sommés de descendre et a secoué sa tête sur un grand récipient en verre plein de coton et de petites graines vertes. Puis pour se débarrasser des récalcitrants, il a donné un grand coup sur sa nuque.
« Ah le voilà ! C’est mon livre d’expérience ! J’insère mes chiroptéra-néoptères dans des conduits auditifs humains avec un schéma précis. » Il s’est arrêté. Il s’arrêtait entre chaque phrase comme s’il fallait laisser le temps à la phrase de déferler. Il a repris : « Ensuite je colle une page de ce livre contre l’oreille pour prendre son empreinte une fois l’expérience finie, un mois après l’insertion. » Il a refait une pause. « Ensuite, reste cette empreinte d’insectes écrasés. » Pause. « Il s’est produit un étrange phénomène inexpliqué : d’abord, tout s’est bien passé, les patients ont retrouvé l’ouïe grâce à ces insectes qui sont de très bons conducteurs vibratoires. Les insectes se nourrissaient de cire humaine, s’y plaisaient, ne se lassaient pas de se promener dans le conduit.
– Et après ?
– Un jour, ça a été l’explosion. Un collègue, un musicien. L’expérience a été catastrophique. En même temps, il n’avait pas de problème d’audition particulier, mais il voulait essayer. Je crois même qu’il avait une ouïe fine. Le tympan d’une oreille a explosé et les insectes se sont échappés. Ils étaient affolés. Tous les chiroptéra-néoptères du laboratoire se sont précipités se réfugier dans le livre. J’ai vu le livre courir, courir tellement vite mû par la force de millions chiroptéra-néoptères en action.
– Et alors comment le livre s’est retrouvé dans la rue ?
– Ah mon ami, c’est malheureux ! A chaque fois que l’on fait une découverte intéressante, il y a toujours quelqu’un de mal attentionné pour s’en emparer !
– Il était collé au sol. J’ai eu du mal à le décoller. Je crois que personne ne s’en souciait !
– Ah… oui c’est vrai que ces choses-là n’intéressent plus personne ! Entendre, entendre… qui se soucie d’entendre ? Les insectes ont été écrasés… ce n’est pas malheureux ? »
J’ai réfléchi. J’ai mis mes mains dans la poche. Un bout de papier froissé, celui du croissant. Je l’ai sorti de ma poche pour le jeter et là j’ai vu qu’il était semblable à une passoire. Je l’ai défroissé. Il y avait de curieux petits trous partout sur le papier comme si de minuscules bêtes l’avaient grignoté.