Etendre les corps

C’était bon de pouvoir s’asseoir sur cette chaise. Aucune étoffe ne pouvait résister ; dès que l’on y suspendait un morceau de tissu blanc, l’étoffe glissait, se dissolvait comme flaque à l’ombre.

Derrière, le dossier et ses deux barres horizontales. Il y en avait qui avaient essayé d’y suspendre leur bras. De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu bras si pantelant. Comme si l’heure de vérité, le jugement dernier secouait le corps d’un tremblement infini. Mais qu’avez-vous retenu de cette vie ? Oui dites-moi qu’avez-vous retenu de cette vie ? Ou pour parler langage d’homme simple (mais peau distendue) : et si le plafond se refermait sur le ciel.

Le corps adossé est surpris – qu’avez-vous retenu de cette vie. Une vie trop courte ?  Vous vous saisissiez et exclamez : « Cela dépend. »

De quoi ?

D’alentour, le bleu, le vert, ou encore la flamme qui ondule. D’un vert à un rouge pisseux. Non, sans transiter par le jaune, surtout pas. Evoquer le jaune reviendrait à se croire immortel. Non la question est simple : qu’avez-vous retenu de cette vie ?

Cela dépend. Moi j’aime le rouge qui colore la peau d’une ardeur assombrie. La main n’a pas la mémoire des jaunes appauvris, ou du moins, elle a le geste de la couleur qui happe. Elle substitue le geste vif au renoncement. Elle froisse, elle chiffonne.

L’étoffe est chiffonnée. La couleur s’y soude comme ombre miséricordieuse, elle draine le sombre jusque dans les veines, ça pulse au niveau des tempes, un œil se referme, l’autre voit le jour. Mais toujours sous ce plafond qui se referme sur le ciel. 

Le jaune ne se souvient que du passage de la terre et de la boue. Mais la chair se souvient – la peau retenue par l’étoffe rouge chiffonnée n’a que faire de ces souvenirs. Elle espère une distance respectable entre elle et le reste à vivre. Elle a déjà décidé, contrainte par le plafond qui ne cesse de s’étendre, que le reste se gondole. Elle a décrété que ciel de plafond et plafond visqueux riment comme preux et cieux. Elle a perdu le sens du verbe, elle refuse strictement de s’en soucier. Elle exclut les jaune, fluide, lisse, blanc, rare, espace, trouée, rondeur, esplanade, cours rapide. Elle court. Elle court encore à travers les vers. Elle en connait quelques-uns, Aragon et son bréviaire des jours assoiffés de vengeance, de portraits hirsutes menaçants, ou encore Paul Guillaume croisé par hasard un soir de fête. Paul Guillaume et sa sueur des danses fiévreuses. Mais il semble que la hauteur de la voix est plafonnée. Et les mots se sont murés au milieu d’un vers.

Il faut s’affaisser un bon coup, lui souffle le plafond qui s’étend vers le ciel. Les voix terribles, renvoyées par les anciens maîtres prophétiques, Zède aux côtes saillantes, le batelier Naulleau.

Il y en aura toujours qui manquent leur cible.

Il faut laisser l’ondulation fasciner l’œil. L’œil se souvient, l’œil n’a que faire de tes espoirs nauséeux, l’œil à point a le rythme de l’ondulation. Les oscillations varient entre le très sombre, le très rouge sombre, le très profond sombre. La coulante symphonie du sombre dépecé dépose ses motifs, ses exégèses, ses couleurs définitives.

La cible, c’est le dos adossé.

Une vie avec un dos adossé, c’est tout ce que la voix me souffle.

Texte écrit en souvenir d’une visite à l’exposition Chaïm Soutine / Willem de Kooning au Musée de l’Orangerie, le 22 décembre 2021.

La faute A l’art

Au plus près le fauteuil de velours. A notre gauche, la table vêtue de son frôlement des jours heureux que les convives rejoignaient : la lumière y coulait à la verticale, renforçait les plis qui se saisissaient de nos genoux tendus.  Et derrière le fauteuil au dos très large et aux oreilles repliées, le long du mur peint d’un rouleau de calme et de vigueur, les multiples carreaux des trois fenêtres qui escaladent la paroi en allongeant nos ombres violettes.

Le chuchotement du voisin, une fois installé, une fois en cercle autour de la table ; le chuchotement du voisin venait de votre droite. Le convive avait tant attendu son tour, qu’il appliquait la règle de bonne conduite dictée par le Maître des lieux avec une minutie concentrée : il n’était pas simple de ne jamais parler au convive de gauche. Mais enfin, la peur d’une éviction avant la fin du repas, avant la gorgée qui fait trembler le corps, le maintenait avec le visage tourné du bon côté. La crainte de quitter sans avoir vu le fauteuil, l’unique, dans l’exact barycentre, le fauteuil au dos large, se couvrir de cette explosion tant recherchée, de ce bleu matinal subverti en jaune couchant d’une nuit d’été, le maintenait dans l’exacte position de l’immémorial réflexe de survie – le Maître des lieux était strict et son emprise irréversible.

Le Maître des lieux apparaissait en général avant la fin du repas, vêtu de sa cape longue et noire, de sa coiffe pyramidale. Il traversait la pièce avec une telle langueur, une telle lourdeur opaque – assurance qui inspirait la crainte – qu’il franchissait le cercle du fauteuil, l’absorbait sous sa cape, le faisait disparaître ; et les convives, tous paniqués, en oubliaient presque la règle. On les voyait d’un coup se rabattre sur leur assiette, pencher leur visage sur une montagne à peine entamée, alors qu’ils avaient déjà enfoncé leur fourchette, encore et encore ; on les voyait courber leurs pensées dans le bol prévu à cet effet, on les entendait bruissant de peine et de raideur, presque sur le point d’agoniser.

Le Maître des lieux se retirait.

La salle se remplissait d’une froide lumière, puis le fauteuil réapparaissait. Seul. Dans un bleu encore plus pâle que leur visage. Comme par miracle, apparaissait un instrument enfoncé au fond de leur poche ; pas un scalpel qui aurait pu abîmer, mais plutôt, un instrument de mesure, une arbalète, un stéréoscope, voire un anneau saturnien pour les plus poétiques et lunatiques, pour ceux qui savent planter leurs yeux dans un lointain pays d’étoiles et n’en revenir qu’une fois que l’anneau en cercle, brillant, sans cesse tournant autour de leur corps, les entraîne dans une danse aux mille torsions graciles.  

Avait-on déjà vu pareille cérémonie dans des temps anciens ? La question n’avait pas été soulevée puisque ces gens-là ne pensaient pas en époque, ni en période révolue. Ni en futur asphyxiant. Ces convives savaient que depuis toujours le fauteuil au dos large avait rempli ce salon, qu’avant sûrement, il avait été de paille et de lianes ; qu’un jour, il avait reçu une tige depuis un champs, espèce croisée entre un blé ancien et une espèce du temps présent. Qu’une bouture avait germé. Qu’une partie de ciel jetée sur un traversin soudain traversé de larmes et de misère avait tissé un dos. Que depuis le fond d’un puits de teinture aux fleurs macérées, le velours avait traversé une plaine pour les y retrouver. Que le dos avait reçu le velours, puis les deux oreilles tournées vers l’intérieur. Et que la lumière verticale toujours fulminante de vigueur enverrait le Maître des lieux évincer les maîtres du monde, éradiquer les guerres, abattre les tyrans sans cesse reproduits par le bruit et la fureur, sauver les femmes et les hommes, soumis bien malgré eux, dans une contrée dirigée bien malgré eux, par la terreur bien malgré eux, l’avidité, la cupidité.

« Un trône est un trône », scande la terre en chœur.

Le trône est à tout le monde, assène le Maître des lieux. Les multiples carreaux des trois fenêtres toujours escaladent la paroi et allongent leurs ombres violettes.  Le convive, toujours tourné vers la droite, toujours sous la lumière verticale à toute heure, chuchote la parole civilisée. Maintenant, leurs yeux rivés sur le fauteuil, les convives voient. Ils ont soumis leur appétit bien aiguillé à leur assiette. Ils ont le goût du bon vin ; ils le touchent en dardant leur langue pointue, le font tourner dans leur palais, s’adressent à leur voisin, lèvent leurs verres. Les font tinter d’un coup sec, le bruit en cercle s’élève et retombe étincelant sur la table enluminée. Le fauteuil se pare de sa couleur de l’été ; les saisons ne sont pas l’infini passage du temps, elles ont un cycle qui n’échappe au cœur qu’au cœur de l’hiver. Le Maître des lieux a traversé le mur, laissant la petite lampe à gauche de la pièce cerclée d’images encadrées, la grande table devant s’est vidée depuis que le tintement circulaire résonne de toute part ; les convives suivants attendent à l’entrée. Sauront-ils appliquer la règle ? Sauront-ils convoquer le Maître des lieux ? Sont-ils envoyés par les noceurs de l’avidité ? Sèment-ils le bruit tant redouté ? 

Ils œuvrent pour le bien de tous.

« Le Bien nommé n’a pas la vie longue. »

Rita dR

Texte écrit en souvenir d’une journée portes ouvertes à l’ Académie de la Grande Chaumière le 13 novembre 2021.

Atelier d’écriture avec Monet, Virginia Woolf et l’œil de la poule

 
  • Deux fois, l’envie tenace de m’y promener, et deux fois j’ai dû rebrousser chemin. Trop de jambes qui se pressent, un attroupement inimaginable, l’enivrement espéré avorté devant cette masse d’yeux impassibles qui ne voient rien puisqu’il est impossible de voir dans ces conditions, un manche extensible à la main, l’un derrière l’autre, chacun cochant la case « vu ». 
 
Si je vais au jardin Monet, il faut que ce soit comme quand je lis un livre : je ne dois pas en ressortir indemne ni ornée d’une guirlande factice. 
 

Raymond Isidore et la maison Picassiette

Imaginez un ballet de verres brisés, de cruches sans anses, d’anse sans tasse, de petits malheurs éparpillés sous un grand soleil. Imaginez une ronde de débris d’assiettes et de verres qui n’annoncent rien de sinistre. Aucun cri, aucune colère ni voix brisée. Imaginez des débris qui sortent de toutes les poubelles alentour, s’ordonnent sous vos yeux, orchestrés par une main magique, et tout doucement, dans un glissement, sans aucun bruit fracassant, se métamorphosent en une explosion harmonieuse, éclatante de beauté.

Imaginez la colère du monde soudain rassemblée en un point magique, multicolore, comme si l’œil avait été enfermé dans un caléidoscope.

Imaginez une colère apaisée.

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68, mon père et les clous

Avez-vous déjà été chez Brico Monge rue Monge ? Moi oui, quand j’étais étudiante et que je vivais dans le quartier. A l’époque j’achetais de temps en temps des bricoles chez Brico Monge. J’achetais aussi de la vaisselle à la Porcelaine Blanche, qui par ailleurs existe toujours. A la Porcelaine Blanche, ils avaient de grandes tasses de café aussi fines que de la coquille d’œuf. Je ne les ai jamais retrouvées depuis. Quand la dernière s’est cassée, un bout de ma vie a étrangement disparu. Je viens de me rendre compte d’ailleurs que je suis à la recherche de la tasse de café idéale où que j’aille. 

C’était une époque où j’aimais toucher avant d’acheter. Je dois avouer qu’avec l’arrivée de la vente sur internet, c’est quelque chose que je fais moins aujourd’hui quoique les brocantes et vide greniers soient toujours des endroits où j’aime bien aller pour dénicher quelques objets et surtout… pour laisser traîner mes oreilles. Voire tailler un brin de causette.

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Tous des oiseaux, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad, théâtre La Colline.

Eitan est un scientifique juif allemand. Il ne croit pas au hasard. Il compte les probabilités d’occurrence de chaque évènement, le nombre de fois où un livre est consulté, le nombre de livres qui restent sur la table. Et Le Livre, qu’il a vu, vu et revu sur une table, durant deux ans de présence à la bibliothèque.

Le livre prophétique.

Gigantesque mur couvert de milliers de livres, table en bois robuste, lampe en laiton, abat-jour vert-bibliothèque, une femme vêtue de rouge, très belle. Le visage fermé, Wahida planche sur sa thèse. Le livre prophétique est grand ouvert ; elle tourne les pages avec frénésie, se nourrit de la vie de Hassan El-Wazzan, capturé par des pirates siciliens et offert au pape Léon X, qui le convertit au christianisme. Les deux, Léon X et Léon l’Africain, diplomate marocain du XVIe siècle, se sont mutuellement respectés.

Eitan et Wahida tombent amoureux. La machine à fantasmes se met en marche.

Vite rattrapée par la machine à broyer. 

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« Vers la lumière » de Naomi Kawase

Les films sont souvent sources d’inspiration pour les écrivains. Celui-ci, une fois n’est pas coutume, est en relation directe avec le processus d’écriture puisqu’il traite de la difficulté à transmettre une scène par les mots. C’est une question que se pose évidemment tout écrivain : comment transmettre une scène avec la bonne distance ? Et la réponse ici est apportée par les seuls qui peuvent finalement y répondre avec objectivité : les malvoyants.

« Vers la lumière » de Naomi Kawase parle du travail minutieux et patient qu’il faut déployer pour choisir les mots, de la difficulté à nommer et susciter des émotions, à dévoiler une forme de visible tout en ne la figeant pas dans une interprétation unique. On comprend que l’exercice est difficile quand on assiste à la confrontation entre une audio-descriptrice de films, Misako, et des malvoyants qui critiquent son travail pour l’aider à faire évoluer son texte. Les malvoyants ont, comme on peut l’imaginer, une imagination féconde, une capacité à ressentir des émotions avec peu de mots. Continuer la lecture de « « Vers la lumière » de Naomi Kawase »