Raymond Isidore et la maison Picassiette

Imaginez un ballet de verres brisés, de cruches sans anses, d’anse sans tasse, de petits malheurs éparpillés sous un grand soleil. Imaginez une ronde de débris d’assiettes et de verres qui n’annoncent rien de sinistre. Aucun cri, aucune colère ni voix brisée. Imaginez des débris qui sortent de toutes les poubelles alentour, s’ordonnent sous vos yeux, orchestrés par une main magique, et tout doucement, dans un glissement silencieux, sans aucun bruit fracassant, se métamorphosent en une explosion silencieuse, harmonieuse, éclatante de beauté.

Imaginez la colère du monde soudain rassemblée en un point magique comme si l’œil avait été enfermé dans un caléidoscope.

Imaginez une colère apaisée.

Quelle colère ? La colère contre le monde qui déraille, les destructions, la folie meurtrière, ce sinistre ballet, les guerres, les vanités qui se déchirent un bout de gloire, un bout de terre, les paysans des temps modernes – techniciens, consultants, artisans des temps modernes travaillant à la chaîne, affublés de débris de qualificatifs dont Charlot pourrait faire son miel. La folie du monde. Toute cette misère anéantie par un monsieur en colère, et réordonnée, transformée, pas loin de la cathédrale de Chartres. Pas un hasard, me direz-vous. Pas un hasard que ce miracle soit visible non loin des 167 vitraux au pouvoir magique, ces vitraux qui transforment la lumière en une lumière céleste jetée dans la pénombre profonde des arcades, tâches de couleur sur fond d’obscurité. 

« Je pense trop… », a dit celui qui a tenté de canaliser cette colère : Raymond Isidore.


« Je pense trop, je pense la nuit, aux autres, qui sont malheureux… Je voudrais leur expliquer, l’esprit m’a dicté ce que je devais faire pour embellir la vie. Beaucoup de gens pourraient en faire autant mais ils n’osent pas. Moi j’ai pris mes mains et elles m’ont rendu heureux… Nous sommes dans un siècle pas bien… Je voudrais qu’en partant d’ici les gens aient envie de vivre aussi parmi les fleurs et dans la beauté. Je cherche une voie pour que les hommes sortent de leur misère. »  Raymond Isidore, Marie France, Octobre 1962.

Né en 1900 à Chartres et issu d’une famille défavorisée, Isidore a passé sa vie à construire avec des débris d’assiettes, de vases, de verres, la maison Picassiette, une maison multicolore entourée d’un jardin foisonnant.

Cheminons dans les allées du jardin. Ici une construction au visage de clown triste, là un visage rond comme un Bouddha. Puis une statuette avec une offrande. Un pommier à l’entrée, quelques rosiers anciens, des arbres à gentiane et alysses blanches à leurs pieds. Partout des touffes de graminées qui tels des vitraux transforment un rayon de soleil en un faisceau iridescent. Au milieu de ce jardin, des façades colorées encadrent les pièces en enfilade. Une chambre à coucher et sa machine à coudre, une chapelle, une salle à manger. Partout où le regard se pose, des murs et des murs colorés, des fresques, des motifs et des croix. Mosaïques de débris. Chaque morceau est disposé avec un sens de l’harmonie extraordinaire. Les rayons obliques qui pénètrent dans les pièces en fin de journée animent des histoires ancestrales. Au-dessus de la table de la salle à manger, un rayon de soleil arrive exactement sur l’allée centrale d’un village imaginaire entouré d’un ciel bleu encadré par deux hirondelles. Le lit, quant à lui, est posé le long d’une scène murale médiévale, un temple de Bethléem ou une église catholique d’Orient avec sa rangée d’arcades entre lesquelles glissent des hommes en habit monastique blanc, dont deux hommes se détachant de part et d’autre de l’entrée éclairée par le soleil naturel.

Chaque fresque murale accueille le soleil exactement où il faut comme si le Dieu-soleil attendait ses visiteurs. Oiseaux, moines, allées de terre chaude, vases étrusques, tous les motifs aperçus par les ouvertures de la bâtisse sont comme des scènes surgies d’un conte. Tout cela avec seulement des débris récupérés dans les décharges et poubelles. Le tout agrémenté d’un joli coup de pinceau.

Raymond Isidore a exercé dans sa vie de nombreux emplois dont le métier de balayeur au Clos Pichot et au cimetière Saint Chéron, ainsi que mouleur dans une fonderie. Cet homme qui « pense trop » a passé ses nuits à construire cette maison enchantée pour calmer son esprit bouillonnant, comme un lettré le ferait.

Avec ses mains. Au lieu de s’emparer de mots, de débris de phrases, il a rassemblé de ses deux mains ce que les décharges alentour lui proposaient. Il a rangé ses pensées, du moins a-t-il tenté de les éloigner en parcourant des kilomètres et en disposant ce qu’il avait récupéré pendant ses longues marches et explorations.


Pour finir, puisque de pensées il s’agit, deux fragments des Pensées de Pascal (Edition de Michel Le Guern chez Gallimard), deux pensées écrites par un lettré :

Fragment 124 : Divertissement. Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser.

Nonobstant ces misères il veut être heureux et ne veut qu’être heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être.
Mais comment s’y prendrait-il ? Il faudrait pour bien faire qu’il se rendit immortel, mais ne le pouvant il s’est avisé de s’empêcher d’y penser.

Fragment 186 : L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais qu’un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir.
Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.

Raymond Isidore : « Je pense trop… Moi j’ai pris mes mains et elles m’ont rendu heureux… » 

Remercions donc l’apôtre laïc Raymond Isidore, lui qui a su assembler en tournant autour de Chartres la misère du monde. Merci cher Isidore d’avoir converti cette misère en une œuvre, dans ce point minuscule du globe de la terre.

Ici repose la colère la plus apaisée, la plus allégorique, la plus onirique, la plus esthétique qui soit.

Ici dans une petite maison de la banlieue discrète de Chartres.

PS : Que serait devenu Raymond Isidore s’il n’avait pu utiliser ses jambes et mains pour construire sa cathédrale ?

La maison Picassiette, 22 Rue du Repos, 28000 Chartres. 

2 réflexions sur « Raymond Isidore et la maison Picassiette »

  1. Merci Rita pour la réactivation de ma mémoire en ce qui concerne “la maison picassiette” à travers ce beau texte philosophique .Nous en avions souvent parlé entre camarades du lycée militaire dont l’un d’eux s’inspirant de Raymond Isidore ,passait son temps libre à ramasser moult petits débris et objets abandonnés pour créer de miniatures compositions sur des plaquettes de bois.Il était gratifié du surnom de “fouille- m….’’par certains .

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