Un jeune garçon de Catherine Vigourt (Editions Stock)

Aujourd’hui, les succès faciles et convoités par nos amis écrivains ont établi une règle dans le vaste « marché » du livre : il n’existe presque plus de livres à « croissance organique ». Il faut soulever le lecteur (et non sa propre plume) dès la première page, et donc c’est souvent la dynamique inverse qui domine sur les tables de nouveautés.

Alors, quand commence un livre par « Un jeune garçon, très beau, sourit dans le soleil », et que les idées (de meurtre) s’articulent, que d’un souvenir à l’autre émerge une histoire, s’élève et escalade la colère, que l’aveu de l’image tant convoitée, boule de feu protéiforme, jaillit d’un volcan jamais éteint, et qu’enfin retombent les étincelles lumineuses d’un récit vers l’accomplissement final ; eh bien quand tout ça a eu lieu, je me réjouis.

« Un jeune garçon, très beau, sourit dans le soleil.
Je vois un visage de mon frère que je n’ai jamais connu. »


Voici une entrée en matière pour le moins sobre et fragile – nuances ou contrastes, une image obscure. Une quête de cet être jamais connu ou de cette lumière inconnue. Est-ce que cette histoire de soleil est dramatique ? Oui. Est-ce que le drame a une frontière mouvante dont il est impossible de délimiter les frontières au risque d’y resté enfermé ? Oui aussi. Le soleil va jouer son rôle, et éclairer la figure, ou du moins déplacer la figure centrale du récit. De lui, l‘épicentre : le frère. Déformer les frontières et déplacer la narratrice. A grands coups de sabre, de pensées assassines et de costumes épiques. De temps en temps, en coup de vent-phrase, il y a « frère Deux » qui participe – si peu – et qui est un « même frère ». Et le père, droit, qui ne comprend pas et ne semble jamais avoir appris à comprendre. Et enfin la mère, douce et prisonnière de son amour de mère, indéfiniment patiente et compréhensive selon les codes de l’ancien monde.

Chacun est dans son rôle.

Plaçons donc un œil dans le judas de cette tragédie dont le personnage central en djellaba bleue « dont il prétend que Rimbaud portait la même dans les déserts d’Abyssinie » scande des phrases révolutionnaires, puis habite une maison en communauté aux volutes planantes à Arcueil, « une utopie népalaise flottant sur les coussins jetés à flots le long de table basses ». Ce frère qui crie sa rage peut se montrer séducteur ou menaçant. Faire prospérer un commerce obscur, porter des griffes de luxe. Finir en taule ou se réfugier dans les jupes de sa mère. Invoquer « une famille unie pour le soutenir ». Ecrire ses injonctions depuis une cellule de prison quand il a besoin d’argent. Infliger à sa sœur une demande pressante et une journée cauchemardesque quand le besoin immédiat et urgent de remplir son rôle de père et de manger une crêpe avec sa fille se dresse. C’est l’histoire de tous les excès de ce grand frère diagnostiqué schizophrène, ce frère d’une force inépuisable, en mouvement perpétuel, que l’on suit ici. Un frère dont les frasques de commerçant prospère, consommateur de shit puis de drogues dures, fier dans sa Mustang grise, grand séducteur, puis père, puis fuyant, puis suppliant, puis insultant, puis violent. Puis à terre – la cirrhose et « l’hépatite finale et gagnante » – après avoir été admis dans pléthore d’hôpitaux et de cliniques psychiatriques.

Ce livre, c’est aussi une époque : mai 68. La période où le frère vivait dans une maison peuplée d’une communauté de junkies. C’est la période de la maison d’Arcueil et des idées révolutionnaires qui fusent entre deux fumées de cigarette planante et une soupe fortifiante. « Ma question est de savoir ce qui s’est passé à la fin des émeutes. Ce qu’il en est resté ensuite, tout projet dissipé, toute colère rendue à la solitude, dans les mois du deuil. Et après encore, quand les entêtements se sont fatigués. Et puis des années plus loin, quand plus personne ne parlait de ce mois de mai-là sans un petit sourire. L’impression d’un chahut d’enfants gâtés qui auraient mal tourné. Pas assez mal tourné non plus pour devenir héroïque. Aucun mot n’en fut dit ; nous n’évoquions pas cette époque, comme on évite d’aborder un accident de santé. Je ne saurais dire en quelle saison de mon frère le printemps de 68 a pu disparaître.
J’ai du mal à penser qu’il n’en a pas eu de chagrin. Je crois même que l’insurrection s’est déviée dans la délinquance et la marge. La schizophrénie et la drogue ont fait le reste, sans que je sache tout à fait comment, dans quel ordre, à quel prix. »


J’ai souvent pensé à une scène dans ce film où l’ancien propriétaire de Bricorama (drôle de coïncidence parce qu’une enseigne de bricolage apparaît également dans ce livre), Jean, raconte avec une mine dramatique ses années de militantisme dans l’aile extrême gauche et qu’il songe à tous ceux qui ont mal fini.

Au milieu de tout ça, il y a soi : « Il pourrait y avoir une puissance noire et glacée happant la cheville.
Une algue humide pourrait trahir sous les pas.
Un vent mauvais se lever et renverser la funambule.
J’ai avancé jusqu’au bout, en écoutant craquer les coquillages collés au châtaignier. La mer était noire et sonore. Le fanal d’entrée clignotait, au loin passaient les rampes vives des grands transatlantiques. Il y avait un peu d’air. Je me tenais là sur ce brin de bois, une mince jetée dans le minuscule estuaire d’un tout petit pays, mais le vaste monde me caressait les cheveux. J’étais pour lui, il était à moi.
J’avais chaud, j’étais essoufflée, adonnée tout entière à ce qui s’offrait là de doux et d’incompréhensible dans le noir chuchotant de la mer. J’étais vivante, j’avais vingt ans. »

La maison, ce sont les mots, et les mots rouvrent la maison close. Les connexions se ramifient entre l’enclos fermé des pensées obscures, ou effacées, le corps qui endosse, le corps qui parle, de plus en plus, la plume qui suit, les mots pleuvent, se précipitent. La maison de l’enfance s’ouvre. « Il y avait toujours un instant, au tout dernier moment, sur le banc d’escalier, à mi-parcours des cinq étages, quand j’attendais que la minuterie s’éteigne pour repartir en tâtonnant, il y avait toujours un moment, quand j’écoutais les rumeurs du soir derrière les portes palières, où je me disais : c’est ma maison, tout de même, je suis de cette maison-là. J’ai la clé de cet endroit-là où vivent des êtres que je connais depuis toujours. »

Ce roman met également à mal la bonne morale que l’on nous inculque, la mauvaise conscience devant les sentiments ambigus qui nous habitent. Il y a ce passage à la fois déroutant et poignant en bout de texte, quand il faut examiner cette frontière entre la vie et la mort. Cette frontière sur laquelle se trouve toute personne au milieu d’une telle  tragédie. La maladie qui nous rappelle nos limites quand les forces nous abandonnent. Et quand l’autre chute, la conscience de la mort qui vient. De la mort de celui qui souffre. Et le rappel du danger qu’il représentait, ses crises répétées, son empoignade facile. La mort de celui à cause de qui il fallait toujours préparer avant d’aller au lit sa paire de chaussure avec le trousseau de clefs glissé à l’intérieur au cas où. C’est l’histoire de la difficile condition de l’homme-animal traqué, sujet délicat, rarement abordé en littérature : comment organiser sa propre survie ? Le droit à la vie de chacun et aussi lié à la mort de l’autre, et quoiqu’on en pense, une mort peut soulager. Quand tout a été essayé, quand toute une famille souffre d’un handicap lourd, dans ce cas de schizophrénie doublée de toxicomanie, la mort délivre. « Même si la catastrophe est visible elle semble visible à ses battements du cœur sur l’écran. Suspendue au souvenir de ce que cet homme fut debout et parlant il y a peu. Suspendue à notre propre vie. »

Ce roman est plus largement un roman sur la quête d’identité, la place de chacun dans une fratrie. Dans une famille, il y a souvent un enfant qui occupe plus d’espace que l’autre, et l’on sait quand on est parent comme il est difficile de laisser chacun se mouvoir au-delà des limites imposées par les autres qui réclament, que dis-je, qui crient leur besoin de reconnaissance, leur besoin d’amour. Et ce ne sont pas les plus indépendants qui obtiennent le plus de reconnaissance. Voire, ce sont souvent eux qui prennent la charge du trop lourd à porter. De ce point de vue, ce texte apporte une lumière sur ceux qui sont de ce côté de la barrière, qui souvent portent seuls leurs propres problèmes, s’épuisent dans l’indifférence totale, réclament leur part de larmes. Mais se relèvent grâce à cette indépendance acquise à l’ombre de l’autre. C’est une question que je me suis personnellement souvent posée de façon plus large même dans des familles dites normales : est-ce que l’attention des parents se mérite ? Est-ce qu’elle se mesure aux coups de gueule, aux portes claquées ? Est-ce qu’elle croît en fonction des failles exhibées ?

La plume de Catherine Vigourt est très mouvante dans ce texte, sèche et mélodieuse quand elle décrit ses sentiments, gracieuse et puissante quand elle extrait les sentiments fuyants, lyrique et lucide quand elle sombre, véloce et furieuse quand elle décrit les débordements du frère. Il y a une vraie souffrance qu’elle empoigne d’abord avec douceur, s’excusant presque, puis chargée par la puissance des mots, crescendo, elle monte une pente, puis l’autre. Un récit extrêmement touchant puisqu’il témoigne d’une voix longtemps étouffée, dont la puissance explosive transmet cet empêchement, cet écrasement longtemps refoulé.

 
 
Un jeune garçon ; Catherine Vigourt ; Editions Stock ; 2010.

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