L’imitation de Bartleby de Julien Battesti (Collection l’Infini, Editions Gallimard)

 

« Dans le silence et le repos, l’âme pieuse fait de grands progrès et pénètre ce qu’il y a de caché dans l’Ecriture. » ”L’imitation de Jésus-Christ”, cité en exergue, ainsi qu’une phrase de Melville invoquant Lazare, personnage biblique sorti vivant de sa tombe sur l’ordre de Jésus, illustrent les deux rives de la crête que Julien Battesti parcourt dans ce texte. 
 
Toute écriture sérieuse engage le corps, et entre les corps des écrivains se dressent des passerelles qui mènent au verbe. Tel un écrivain, le narrateur a une fascination pour un livre, ”Bartleby”, dont il a annoté et analysé le contenu. Ecrit par Melville « à une époque de sa vie où il sentait peu à peu se frayer en lui la possibilité d’être happé par l’abîme », ce livre met en scène le scribe Bartleby dont la fin tragique pourrait avoir un lien avec le suicide dans un institut spécialisé, filmé à une date précise, de la traductrice et écrivaine Michèle Causse.
 
« La pensée m’est venue pendant quelque secondes que tout comme je m’employais à scruter les faits et gestes de cette femme, un œil plus grand était posé sur moi et, ironique, observait les miens. » Autour de cette trame – l’histoire de cette femme qui s’empoisonne en toute conscience –, le narrateur tour à tour se glisse dans l’œil du scribe du roman de Melville, se tourne vers la traductrice, devient analyste ou analysant, jongle avec ses interprétations, sans perdre de vue, ce trajet effectué par Causse, au bout du chemin donc, à Zurich dans cet institut spécialisé, Dignitas. Il pousse les murs de ce livre prophétique, avec une volonté de maîtrise certaine tout en laissant le hasard s’insinuer. Un trajet se dessine petit à petit dans cette mise en abîme, ce cheminement du corps et du verbe.
 
Au début du récit, le narrateur allongé est brisé par une triple hernie discale. C’est cette immobilité qui l’entraîne dans cette mise en abîme féconde. Et c’est à une très belle naissance, celle d’un grand écrivain, très ambitieux, que nous assistons. Par surimpressions, pérégrinations, explorations, une éclosion d’histoires racontées avec des phrases denses, une écriture dynamique, un sens de l’humour délectable. Une entrée en religion très sérieuse et réfléchie, dans cette grande histoire des récits depuis des temps immémoriaux, incluants Hamlet et Moïse. Chaque trajet fait croître le narrateur hors de ses murs avec une construction très maîtrisée, une histoire chassant l’autre. Bien des thèmes sont abordés dans ce texte mais c’est surtout de la question de la destinée et du hasard dont il est question ici.
 
Une multitude de personnages et d’histoires participent à ce grand voyage. L’amitié qui a lié Michèle Causse et Violette Leduc, la confrontation du narrateur avec les analyses de Deleuze, intimidant, « un type qui n’était même pas foutu de se couper les ongles. » Joyce et Djuna Barnes sont également des figures vivantes de cette odyssée. Et les femmes bien sûr : Dolie, Mademoiselle Laurent dont « l’esprit avait une chair, et cette chair soulevait des questions concrètes… La lumière blanche des néons électrisait le bleu de sa chemise dont les six boutons fermés acheminaient brusquement la vision jusqu’au cou, long, fin et bicolore à cause de l’ombre de ses cheveux… Mais la partie la plus imprévisible de ce corps était sa voix. »
 
Autour de ce thème du hasard et de la destinée, sont drainées toutes les questions qu’un écrivain se pose avant d’entrer en littérature. Julien Battesti explore les hantises et pièges qu’un écrivain redoute. Notons qu’au passage, par l’intermédiaire de son narrateur, il règle également le problème épineux de la biographie, et la première chose que l’on se dit en refermant ce livre est que l’auteur ne supporterait pas qu’un biographe s’empare de sa naissance. Il veut être celui qui élargit ses murs. Toute intrusion lui briserait les vertèbres. Je préfère vous avertir étant donné que cette vampirisation est très en vogue actuellement ! Sur ce, je ressors par la fenêtre et vous encourage vraiment à découvrir cette plume très élégante, ce premier roman prometteur.
 
Notez que la vidéo de la mort filmée de la traductrice, interprète, écrivaine, Michèle Causse, existe d’après le narrateur mais je ne suis pas allée « voir ». En ce qui me concerne, je reste fidèle à ma ligne de conduite sur ce thème : « I would prefer not to ».

 
L’imitation de Bartleby ; Julien Battesti ; octobre 2019.

Une réflexion sur « L’imitation de Bartleby de Julien Battesti (Collection l’Infini, Editions Gallimard) »

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *