Montedidio de Erri De Luca traduit de l’italien par Danièle Valin (Editions Gallimard)

 

« La journée est une bouchée ». La voici donc la bouchée dont j’avais besoin ces jours-ci. Posée au sommet de ma tour italienne, ce « Montedidio » attendait que ma soif d’ascension se déclare. Une envie d’ailleurs, un voyage à Montecatini dans une pension que j’aime beaucoup annulé, un besoin de lumière crue et de sauvagerie. Le souffle du grand placard de livres de quatre-vingt centimètres de profondeur où je déplace les montagnes selon la météo (une photo pour illustrer peut-être un jour) a frappé les flancs du Montedidio, et je l’ai lu en un jour

 
Oui, c’est bon signe. Et je crois qu’aucune lecture n’est le fruit du hasard. « Je passe mes journées à nettoyer les outils, les machines, j’enlève les copeaux, la sciure. Je deviens assez robuste avec l’exercice du boumeran. » Le narrateur, treize ans, vit à Naples, avec ses hommes qui de leurs mains façonnent, scient, cirent, parfois giflent, caressent un zizi de façon déplacée, se retrouvent un jour projetés contre un escalier. On est dans le Naples de l’après-guerre, avec sa violence sociale, son dialecte napolitain et ses vies difficiles, ses superstitions, mauvais œil et adages ouvriers. Apprenti dans une menuiserie, le narrateur reçoit de son père un boumeran et nous raconte avec une langue d’abord simple et épurée, pleine d’innocence, son passage de l’enfance à l’âge adulte. Il consigne ses mots en italien dans un rouleau, ses « mains qui changent, maintenant elles sont capables de tenir, elles se sont élargies pour serrer le boumeran. Le bois perd du poids,… Moi je ne dois pas frapper, j’ai l’air libre, le ciel tiède avec l’odeur des paillettes de savon. Un soir d’automne, quand le temps se rafraîchit et que les maisons ferment leurs vitres, je ferai un lancer, je ne verrai même pas un centimètre de vol, pourtant, tous les soirs, je le prépare cent fois par bras. » 
 
Telles de petites bouchées, les chapitres se succèdent. Et la langue se renforce, comme la prise du boumeran, comme le poids de cet objet volant en bois d’acacia. Comme le lancer qui se dessine. Le corps devient plus sensuel, les bouchées plus grandes, les « muscles frappent dans l’air ». Son corps se délie grâce à Maria et sa bouche aux mots rapides, qui pose sa main habile à l’endroit où le lacher-prise est fulgurant, Maria qu’il retrouve au lavoir avec qui les « bavardages si proches s’enfuient dans le vent qui les chipe sur nos lèvres ». 
 
Et puis, il y a Rafaniello, le cordonnier étranger qui a « appris le métier des souliers dans le Talmud, un gros livre de choses saintes de son pays. » Rafaniello à la voix fine, l’italien très précis. Il est bossu mais « sous sa veste les os remuent, des os d’aile » et c’est « sans doute sa voix frêle, sans doute aussi l’effort pour bien écouter qui fait sortir ses mots une nouvelle fois et moi je les écris de mémoire le soir sur le rouleau, avec la pluie insistante qui m’empêche de monter aux lavoirs. » 
 
Pour lire ce livre, il faut se réfugier loin du bruit, laisser les sons tomber comme des paillettes (très belle traduction de Danièle Valin) et les images se détacher une à une. Et ce n’est qu’à ce prix que l’on en apprécie l’ascension. Les phrases se chargent de muscles, sans perdre de leur pureté d’âme, le narrateur raffermit son langage, déroule son rouleau, consigne ses mots. Un palier puis l’autre.
 
Une montagne scintillante que j’ai escaladée aujourd’hui, premier jour de juillet, tout en sentant des ailes pousser sur mon dos voûté (c’est le livre qui me l’a révélé, je ne le savais pas, les effets du confinement) et c’est agile, aérienne, les poignets souples, que j’en ai fini la lecture. 

Le voyage à Montecatini attendra !
 


Montedidio ; Erri De Luca ; traduit de l’italien par Danièle Valin ; éditions Gallimard ; 2002.
 

2 réflexions sur « Montedidio de Erri De Luca traduit de l’italien par Danièle Valin (Editions Gallimard) »

  1. Un très beau commentaire sur un très beau livre, Montedidio, que j’ai lu il y a longtemps, choisi par un petit groupe de lecture dont je faisais partie à l’époque.

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