Impossible de Erri De Luca traduit de l’italien par Danièle Valin (Editions Gallimard)

 
 
 

Il y a un côté très rassurant à s’embarquer dans un livre où est inscrit dès le départ « Vous décidez des sujets, mais moi je décide si j’ai envie de livrer ou non un souvenir. » On sait dès la première page que l’on va assister à une démonstration empirique. Et on jubile parce que l’on sait que la montagne qu’Erri de Luca s’apprête à gravir lui est très familière. Qu’il est tout autant capable de faire tomber ses propres résistances pour explorer sa vérité intérieure que résister aux assauts extérieurs et la sauvegarder. On sait qu’il a le pouvoir de résister à l’ennemi.

 
L’ennemi ici est un magistrat, celui qui veut lui faire reconnaître une vérité qui n’est pas sienne. Celui qui a décidé de faire vaciller, à armes égales, par les mots, ses principes. Or, comme l’a écrit Léonardo Sciascia (un écrivain devenu parlementaire, glissement amusant), « la vérité est au fond d’un puits. Si on se penche, on voit le reflet du soleil ou de la lune. Mais, si on descend dans le puits, on ne trouve ni l’un ni l’autre. On trouve la vérité. » Et lui, le magistrat, il ne descend pas, « il se penche tout au plus ». Et il veut prouver à tout prix en l’attaquant par tous les biais, tous les arguments, même les plus tordus, qu’il est responsable. Coupable de la mort d’un de ses anciens camarades communiste devenu traitre, lui « qui a détruit les vies des autres pour des dizaines d’années », et dont le corps muni de petits écouteurs qui déversaient du Pink Floyd s’est émietté après une descente mortelle au fond d’un précipice. 
 
Or notre narrateur a un argumentaire quel que soit le versant qu’il prend. Stable. Chaque fois, son argumentaire arrive à la même conclusion : il ne peut l’avoir tué. Il commence par expliquer ce qui s’est passé le jour de l’accident. Il raconte que « Du col de Locia, il faut d’abord descendre dans une dépression, puis on recommence à monter. Cet homme devant moi courait en descente. J’ai continué dans la même direction à pas plus lents. Si cet homme voulait mettre de la distance entre nous, j’étais d’accord. » Puis, un peu plus loin il déclare qu’il n’a plus pensé à lui. Il s’explique : « Le passage sur cette rive exige de la concentration, de regarder fixement par terre, un pas après l’autre. C’est comme si l’on essayait de ne pas faire de bruit, parce que le bruit est synonyme de cailloux qui glissent sous les pieds. Sur la rive de Bandiliarac, il faut faire les bons pas à côté du précipice. » 
 
Comment notre narrateur va rester stable sur ses pieds ? Ces pieds qui l’ont mené vers ce qu’il est aujourd’hui. Les mêmes, toujours. Comment ne pas perdre pieds quand les cailloux roulent sous nos semelles ? Quand la pente est raide ? Comment ne pas chuter ? Quelles chaussures porter ? Quelle attitude adopter quand quelqu’un derrière votre dos vous talonne, accélère ? Comment égaliser « ses propres forces et la difficulté de l’escalade »
 
Et surtout quelle vérité intérieure, inébranlable, nous porte, nous guide, nous empêche de finir au fond du précipice au sens propre ou figuré ? 
 
S’intercalent entre les interrogatoires, des lettres que notre narrateur adresse à la femme qu’il aime. Ici, notre amoureux taiseux décide de descendre et dire les vérités qu’il ne livre habituellement pas. Il lui raconte à elle ce qu’il va chercher dans la montagne « par admiration pour les forces qui dépensent leur énergie démesurée là-haut… Je croise des chamois qui grimpent en courant, en apesanteur, et plus bas, dans les bois, mon passage surprend une biche. C’est une créature dont la pure élégance est l’effet d’une intense surveillance des dangers environnants. Elle transforme sa vigilance en mouvements agiles et parfaits, sa fuite est une danse. » La vigilance, la légèreté de l’élévation, l’effort et la grâce qui se conjuguent sont les garants de l’attention soutenue, qui ne ploie pas dans le temps, comme un amour qui dure, qui traverse les disputes, les explosions « les défauts, jusqu’à les aimer aussi ». Isolé, il s’épanche plus que de coutume, mais attention, il ne s’agit pas de forcer la parole, sinon, rien à en obtenir : même enfant, notre narrateur-accusé conservait pour lui « une partie de la réponse attendue ». 
 
Cette dynamique, ce balancement entre l’effort soutenu, le muscle qui se forme et la grâce qui donne la fluidité et étire les mouvements, on peut le retrouver aussi dans Montedidio, un excellent livre que je vous invite à lire également. Et on la retrouve dans l’écriture d’Erri de Luca qui peut être véhémente, brève, avec un développement concis et logique. Et se déployer aussi en phrases chantantes quand il s’adresse à l’être aimé. 
 
Ce livre explore essentiellement la question de la responsabilité individuelle. Le narrateur défend l’idée de l’effort soutenu. L’ascension et l’attitude à adopter pour éviter la chute. Il déplace la notion de chute, de culpabilité telle que définie par la société policée pour la faire descendre au niveau de la responsabilité individuelle, un point culminant à atteindre. Dans une lettre à l’être aimé il écrit : « Toi, tu as appris avec moi, puis tu as décidé que ça ne te plaisait pas. Mais tu as apprécié le bon pas qui ne glisse pas sur les petits cailloux. Je lui ai conseillé les montagnes non pour le mettre en difficulté, mais pour lui faire comprendre un peu mieux de quoi il m’accuse. Il pourra bien se persuader que je suis coupable, mais il saura au moins à quel endroit a eu la chute. » Comment définir la chute – de manière individuelle ou collective ? Et de manière plus globale, au sein de notre société, comment notre responsabilité individuelle peut être détruite dans un état policé, comme par exemple quand on héberge une personne qui a commis un acte puni par la loi. Ce livre traite le thème de la responsabilité individuelle qui peut nous élever ou nous faire ployer. Un livre qu’il vaut mieux lire d’un trait, une ascension qu’il faut gravir d’un trait. Sentir la raréfaction de l’air, converger vers le seul trajet possible, concentrer son effort. C’est qu’il y a une dynamique dans l’écriture d’Erri de Luca qu’il est important de ne pas interrompre, une élévation graduelle (très belle traduction de Danièle Valin). Une escalade textuelle qu’il faut apprécier et gravir phrase par phrase. 
 
Un excellent livre dont en sort grandi, musclé et aérien comme souvent après une lecture d’Erri de Luca. 
 
Impossible ; Erri de Luca ; Editions Gallimard ; juin 2020.

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