J’ai une certaine fascination pour la première page. C’est un peu comme quand on est invité chez quelqu’un et que l’on évalue en arrivant dans le salon si l’accueil sera chaleureux, sincère, froid, apprêté ou singulier ; si l’on sera embarqué dans une aventure intime ou étrange, fantastique, dans une contrée lointaine, si l’on sera guidé dans l’aventure ou lâché au milieu d’une jungle, si la musique sera claire, douce, dissonante. Entraînante.
Avec « Le Garçon » de Marcus Malte, j’ai été comblée. Il y a là dès les premiers mots une aventure que l’on a envie de découvrir ; aucune direction n’est claire ; seuls les cinq sens sont en éveil. Et pour cause : Le Garçon est l’histoire d’un enfant sauvage muet. Il a vécu jusqu’à la mort de sa mère au milieu des arbres dans le sud de la France. Alors qu’elle rend son dernier souffle, il emporte son corps au bord de ce qu’il croit, ce qu’elle croyait être la mer, mais qui n’est qu’un étang.
« Mais ce n’était pas la mer. Juste un échantillon, un ersatz, juste une reproduction miniature. On a les rêves qu’on peut. Quel que fût celui de la femme il n’avait pas l’envergure qu’elle imaginait. Elle est partie en emportant avec elle cette illusion. Mystifiée de bout en bout. Qu’importe, souvent compte davantage l’idée qu’on se fait des choses que les choses elles-mêmes. » (p26)
Elle reste là au seuil de ce qu’elle croyait être la mer et lui s’embarque pour la vie. Commence alors le récit initiatique époustouflant d’un garçon qui doit apprendre à vivre dans un monde dont il ne connaît rien à part le goût instinctif de la vie. Il trouvera un père spirituel en Brabek, un lutteur de foire. Il découvrira l’amour aux côtés d’une pianiste Emma. Il sera jeté dans l’horreur de la grande guerre.
Ce livre est à la fois un récit initiatique et une grande fresque très ambitieuse du début du vingtième siècle. Ce récit nous fait voir à travers le regard vierge du Garçon toutes les absurdités et toutes les horreurs du monde civilisé. Dans ce livre, il y a absolument tous les ingrédients pour faire un bon livre. On y trouve une belle écriture, très poétique tout en étant sobre. On est entraîné dans un rythme soutenu ; on y ressent des émotions qui fluctuent entre ravissement et horreur ; on y rencontre des personnages attachants ; on y apprend des choses dans beaucoup de domaines. Il y a aussi un ton dans la narration qui n’est pas le même tout le long du livre et qui nous surprend. Il y a également des pages érotiques d’une grande beauté. J’ai découvert un très grand écrivain que je ne connaissais pas.
Je me trompe peut-être, mais il est possible que Marcus Malte parle page 26 de ce que l’écriture représente pour lui : une mère adoptive, la mer, la vraie.
« La femme ignorait ce détail. Lorsqu’elle venait s’asseoir ici sur la grève elle croyait faire face à l’infini. Mer : c’est ainsi qu’elle l’a toujours nommée de son vivant. Et dans sa tête sans doute embarquait-elle sur la grande, la vraie. Celle qu’on prend sans esprit de retour. Celle qui ouvre sur le champ des possibles, qui nous transporte en des contrées vierges où l’on peut commencer, recommencer, effacer tout ce qui a été si mal écrit et se mettre enfin à écrire ce qui aurait dû l’être. Et alors à chaque fois se reproduisait le miracle de la petite lueur embrasant ses yeux et son âme. »
C’est un livre à lire, à garder et à relire. Il est amusant de voir que ce livre n’a même pas figuré dans la liste GalligrasseuilSud du Goncourt 2016…
Quelques extraits que j’ai aimés même s’il est difficile d’être exhaustif pour ce livre foisonnant :
Du vin, du vin, de haut en bas, dans chaque strate de la société. Nul n’y échappe. C’est l’esprit commun. L’union sacrée. S’il y a une chose qui fait le liant dans la recette de la nation, c’est bien le pinard. Car en plus de tout soigner, de tout guérir, le vin est un breuvage patriotique. On méprise les Germains buveurs de bière. On se défie des buveurs d’eau d’où qu’ils sortent. Le vin seul, seul le vin. Exquise humeur de notre terre prodigue, sel et sang de notre beau et grand pays. Le vin, monsieur, c’est la France. Lever le coude, c’est saluer le drapeau. Dès lors vous conviendrez qu’il n’est plus question ici de mœurs ou de goût, mais simplement de devoir ! (p186)
En tout cas, à le côtoyer elle se rend compte qu’elle ne l’attendait plus, l’espoir elle ne l’entretenait plus, l’avait abandonné, sans adieux, sans éclats, l’avait laissé s’éteindre à petit feu, sans même y songer : un de ces nombreux et discrets renoncements dont la vie se charge à notre insu – sans quoi elle serait invivable. Mais à présent elle s’en souvient. Elle redécouvre son existence. Tout est là : dans les yeux noirs du garçon, dans son regard neuf, dans son cœur béant, dans son innocence, dans son absolue sincérité. Elle aime, elle adore lire pour lui. (p221)
Qu’importe que l’on croie au ciel ou pas, c’est l’amour qui est éternel. L’amour. Rien ni personne ne pourra plus les séparer. Sa voix, jusque-là exaltée, s’étale lentement comme vague mourante. Regarde, dit-elle. Elle désigne la tombe, mais c’est vers elle, vers son visage à elle que se tournent les yeux du garçon. Puis se froncent. Qu’est-ce ? La chaleur ? Une simple perle de sueur, ou bien… Sans réfléchir davantage il tend le bras et cueille du bout des doigts la résine claire, transparente, qui coule sur la joue de la jeune femme. (p242)
Ils courent. Il court. Mitrailleuse à droite ! Courbé, dos rond. Les bras encombrés du fusil, une main serrée sur la culasse, une main sur la crosse. Il ne tire pas. Il court. Sur place ou presque. Comme dans les nuits de fièvre. Tant d’efforts, coûtent chaque pas. La terre grasse qui veut le retenir, qui s’accroche, qui l’aspire, lui suce les semelles. Il faut s’arracher. Un kilo sous le pied, deux kilos. Chaque foulée vaut son pesant de glaise. Il glisse. Il chute. Il se relève. Il court. Il ignore vers quoi. Cent mètres au-delà ce n’est que fumée, et des cerveaux de feu et des gerbes de cette glèbe sale qui jaillissent et s’élèvent et leur pleuvent en grumeaux sur le dos. (p345)
Enfin elle s’assoit, s’adosse à l’émail avec un de ces soupirs qu’arrachent les souffrances délicieuses. Elle ne bouge plus. L’onde un instant agitée, se calme. Le clapotis meurt au long des berges incurvées, et sous la surface claire, étale, le corps de la jeune femme transparaît comme sous le verre d’une gigantesque loupe. Vois : le fond des océans, où débuta l’humaine odyssée, n’est-il pas fait sur le même modèle ? Il y a tout : un banc de sable blanc, un fouillis d’algues brunes au creux duquel se dissimule le rouge corail d’une coquille, et les flancs larges, évasés, l’arche abyssale, et la côte douce qui monte vers les cimes, celles-ci déjà à demi émergées, les dômes fertiles, les îles jumelles, rondes, pleines, nourricières, crevant la poche aqueuse de leurs pointes érectiles pour indiquer le ciel, l’air, …(p486)
Le Garçon, Marcus Malte, Editions Zulma, 2016.