Puisque les hommes sont des sauvages

Le Pô, 1949,

Il y a les feuilles qui frétillent. Et l’eau qui stagne, se gondole légèrement et déforme les troncs infiniment hauts droits comme des I. Cette eau stagnante c’est le Pô. Vu d’en haut, depuis le Mont Viso, c’est une eau qui gonfle, se gorge de la rumeur du monde. 

Toute histoire peut commencer par un point de vue. A une source ou à une autre. Il est important de prendre le point le plus contesté pour dérouler le fil. Quelques-uns vous diront que Paolo était prospère, d’autres qu’il a bien profité des années fascistes, d’autres qu’il a le cul bordé de nouilles. Certains vous diront que la vie est malicieuse. 

Moi je crois que seul le Pô peut nous renseigner. Il s’écoule en cascade à la fonte des neiges, bondit sur les rochers, racle les parois, prend ce qu’il y a à prendre : fertilité et promesse de gloire ; se précipite et stagne quand la pente s’adoucit ; puis se mue en une eau calme pour un temps incertain. Parfois, il n’en peut plus de s’étaler sur ses alluvions et fonce sur une digue qui longtemps l’a brimé. Et cela donne des terres noyées, un propriétaire prospère qui l’a toujours regardé avec mépris et des métayers qui un jour n’ont plus rien : ni blé, ni maïs, ni riz. Juste des poissons en cascades, ce qui en soit n’est pas si mal pourvu que l’on ait les pieds au sec. Ce qui n’est pas mal du tout quand on sait qu’une fois que le propriétaire a déserté les lieux, pêchera qui voudra. Ni demande au régisseur ni permission. Plus besoin de rendre une part du butin. Parce qu’il faut toujours rendre une part du butin même si le poisson a été conçu à l’extérieur, s’est nourri chez le voisin et a complété son dernier repas – celui du condamné – avec les miettes de riz ou de polenta d’une ouvrière agricole qui lavait son linge. Ce serait comme si aujourd’hui on disait qu’il fallait payer l’air que l’on respire parce qu’il a transité par la forêt d’un propriétaire terrien ; ou pire, qu’il fallait le purifier parce qu’un industriel l’avait souillé. Ce serait impensable !

A gauche du ponton, il y a une dune de sable lisse et ovale. On ne voit aucune trace du passage des oiseaux pourtant nombreux. Ces petites fourches triangulaires exiguës, comme gravées sur une fresque rupestre, sont vite effacées par une brume stagnante. Ou par l’eau qui monte. Plus loin à l’embouchure d’un bras du Pô, un pan entier d’arbre mort amarré à la vase s’élève à plus de trois mètres. Il se maintient dans un équilibre étrange qui fait deviner la profondeur du sable. On pourrait s’y suspendre sans que l’arbre ne s’affaisse, ou peut-être s’y enfoncerait-on. 

Il y a le bruit des oiseaux qui arrive par vagues, si pépiant qu’il pourrait nous emporter avec eux. 

Et puis il y a Paolo assis sur le ponton, qui redresse difficilement son dos rond en prenant appui sur ses deux bras raides, le regard enfoncé. Les années de soleil ont creusé la cavité de ses yeux. Ils sont voilés d’une seconde peau luisante qui brille même à l’ombre comme les yeux d’un poisson. Il a des cernes foncés. Sa chemise bouffante ne masque pas ses côtes saillantes. Un souffle d’air fait voler ses rares cheveux clairsemés d’un brun brûlé qui vire au blanc. Son crâne lisse est parsemé de taches sombres : il a la brillance d’un galet mouillé. Le pourtour de sa nuque est plus fourni, les cheveux s’y assemblent en petite touffes humides et descendent en dessinant des pointes sculptées par la sueur. Peut-être que sa nuque a le goût de l’effort, un goût salé un peu aigre-doux. Le pantalon est trop grand, surtout depuis que Sylvia ne prépare plus de repas. Les poches sont larges avec des bords d’un brun lustré, les pans sont retroussés. Il a été taillé dans une toile aussi rigide que celle des sacs suspendus dans sa cabane derrière lui, mais il arrive à remonter le long de ses jambes frêles l’épais anneau de tissu roulé jusqu’aux genoux. Il est propre, des taches persistantes sont inscrites dans le textile ; Sylvia l’a lavé avec d’autres vêtements comme à l’accoutumée samedi dernier. Paolo regarde dans la direction de la petite dune de sable qui émerge à sa gauche. Il s’y verrait bien allongé un jour de ciel voilé pour y faire une sieste. Ce n’est pas la première fois qu’il se le dit et pourtant il ne l’a jamais fait. Même les soirs de pleine lune quand l’eau huileuse aux reflets métalliques se retire dans les canaux qui alimentent les rizières. Le sable doit y être si souple. S’y allonger. Regarder le ciel, immobile, pour voir les oiseaux migrateurs passer. Une dernière fois avant le grand départ.

Sylvia, les deux poings sur les hanches, l’appelle avec une petite voix gaie et volontaire. Elle sait qu’il va faire chaud cette après-midi. Elle a tranché des rondelles de pancetta et réchauffé le risotto de la veille qu’elle a arrosé d’un peu de citron. C’est un repas fastueux. Des oignons frémissent dans la poêle, des petites fougasses cuisent sous la cendre. Un verre de vin rouge est posé sur la table. Il se retourne. Non, Sylvia n’est pas là. Comme dans un mauvais rêve, il lui arrive parfois d’avoir envie d’être pincé pour retourner de l’autre côté. Mais rien n’y fait. Un verre où stagne un fond couleur sang traine sûrement encore sur la table. Et d’autres verres aussi avec des dépôts qui craquèlent. Sylvia est encerclée de terre fraiche. La mantille de dentelle qui couvrait sa chevelure dans l’église sent sûrement encore la lavande. Les songes d’une vie éloignée de ses songes à lui ont dû circuler dans sa tête ces derniers jours. Sans doute lui a-t-elle trouvé moins de défauts depuis qu’elle était affaiblie. Mais il est difficile de savoir ce qu’il se passait dans la tête de Sylvia, encore plus difficile la veille de sa mort, tandis que le masque de la vie s’effaçait. Désormais Dieu veille sur elle. Dieu et Sainte Marie dans la petite église de Madonna di Luzzara, la petite église en pierre dans laquelle ils se sont mariés. C’est une toute petite bâtisse qui a juste assez de place pour les villageois. Une promiscuité à la vie à la mort. Sous la porte principale, Saint Christophe portant l’enfant Jésus.

Tout est allé si vite, en moins de quarante-huit heures elle a reçu l’extrême onction ; une messe a été célébrée à l’église. Puis elle a été enterrée dans le petit cimetière à côté. Il a fait si chaud que les visages étaient luisants. Le curé a loué son caractère travailleur malgré sa petite santé. Elle avait entre ses mains jointes la croix en bois qu’elle avait reçue pour son baptême. Elle était accrochée sur le mur au-dessus du lit conjugal. Et Paolo l’avait décrochée et posée sur son buste.

Personne ne sait si cette église date de l’époque médiévale ou si elle a des origines antérieures. Elle a des origines mystérieuses, et même si beaucoup de familles sont installées ici depuis des générations, personne ne sait. Aucune église n’occupe le cœur de Paolo avec la même ferveur que celle-ci. Ce n’est pas juste lié aux évènements qu’il y a célébrés, c’est aussi parce qu’il y recueille des oracles quand il y va seul pour savoir quelle direction prendre dans les moments de doute ou quand le poison de la vengeance lui tord les entrailles. 

Paolo est content d’avoir décroché cette croix que Sylvia tient entre ses doigts raides. Il avait hésité, s’était demandé si le crucifix ne devait pas rester dans la maison. S’il ne devait pas l’enterrer au pied du cerisier qui chaque année ploie sous le poids des branches rougies. Il reste au mur de la chambre une trace en forme de croix au-dessus du lit conjugal comme si un brasero avait fumé tout près. Sur une fresque de l’église, juste au-dessus du visage de Marie, une auréole d’un jaune d’or irradie une lumière ternie par le temps. Du même éclat que celui laissé par la croix sur le mur. Cette coïncidence est la preuve qu’il a pris la bonne décision en la décrochant. En l’installant là entre les mains de Sylvia. Une toute petite étincelle vient de s’allumer. Il est trop abattu pour l’accueillir. Plus tard, cette petite étincelle crépitera quand il sera loin des autres. 

Sur la fresque centrale du chœur, seul ce jaune terni et l’auréole d’or ont survécu, les autres couleurs se sont affadies. Quelques couleurs ont même disparu, mettant à nu des pans entiers de mur où l’humidité persistante dessine des flaques de couleur brune. Paulo a sorti ses belles chaussures ; il les a portées dans un sac, a emprunté la route de Gozzano en sandales. Puis arrivé devant l’église, il s’est assis sur un banc en pierre à côté duquel un merle sautillait. Il a suivi des yeux l’oiseau puis a enfilé ses chaussures, est rentré dans l’église où tout le monde l’attendait. Personne ne comprenait pourquoi il avait disparu juste après la procession funéraire. Il est allé chercher ses chaussures a dit Léda, sa belle-sœur, la sœur de Sylvia. A présent, il les regarde, assis devant l’autel. Et il trouve incongru de porter de belles chaussures, un jour comme aujourd’hui. 

Il ne lève pas les yeux. Fixe son attention sur ses pieds et repense à cette croix. Il a des idées encore plus incongrues qui le traversent. Il pense à la digue sur la rivière qui retient l’eau. Elle va bientôt céder. Désormais, il sait qu’il a pris la bonne décision en décrochant la croix. Et dans son élan, il pense qu’il a aussi raison de quitter la maison, parce qu’il va bientôt quitter cette maison. Et le cerisier. Et les rizières. Et si la digue cède, tout le village serait-il emporté ? Il en a presque envie, personne n’a quitté le village avant lui. Si la digue cède, il aurait une bonne raison de quitter le village.

E poi l’eternita gloria , In paradisio 

Le curé l’a rejoint dans ses pensées. Paolo lève son regard humble et brillant en direction de l’autel. Le curé continue son sermon en redoublant de ferveur. Les autres villageois plongent dans leurs mains jointes, les yeux fermés pour ne pas revoir tous les moments où ils ont perdu leur sang-froid. Tous les moments où ils ont attaqué Paolo. Ce jour où ils ont brûlé son fenil. Un enfant à sa droite a le front appuyé sur le banc d’en face. Paolo se remémore son jeune âge, quand par les journées de forte chaleur pendant la messe du dimanche, il échappait à la vigilance de sa mère pour aller coller son front sur un mur de la nef de l’église. Il retient dans son souvenir cette fraicheur qui le calmait davantage que le sermon du curé.

Sylvia est présente dans son esprit, bien plus que quand elle était là. C’est comme ça, il a entendu ses aïeux parler de ces apparitions. Les morts ne disparaissent jamais. Ici la géographie rend chaque deuil infiniment supportable. Les saisons passent, et le Pô charrie avec lui les limons fertiles des hauteurs des Alpes, puis dépose ses résidus dans les canaux creusés pour irriguer les rizières.

Paolo repense à la digue. Et si la digue cédait ?

Le curé a fait un sermon où il prônait la paix, la prospérité et le bon usage de chaque effort pour faire accoucher cette terre même si le travail est dur. Comme Sylvia jadis. Il faut prendre Sylvia, cette Sainte, comme exemple. Le curé a appris à ramollir son sermon quand les tensions montent et à les durcir quand ses intérêts sont grignotés. Souvent les tensions montent en même temps que l’eau qui déferle.

Paolo a préparé sa petite valise. Il est le cinquième d’une fratrie de huit. Sa mère a eu une de ces médailles de Mussolini à la gloire de la maternité. Sylvia n’a jamais eu d’enfants. Ils n’ont jamais réussi à en avoir. La digue qu’ils ont creusée, la terre qu’ils ont semée, exploitée, désherbée, où d’autres familles se sont terrées, les unes après les autres, cette terre a été féconde. Assez pour les nourrir et quelques fois il a même fallu recruter des journaliers. Quelques-uns sont venus dans des trains affrétés à l’occasion depuis un village de Sicile, d’autres de villages voisins. Tous étaient pauvres. Tous ont espéré trouver ici de quoi vivre. Paolo a réussi à se nourrir dignement, Sylvia aussi. Et cette digue qui maintint l’eau est comme une barrière qui menace de céder un jour si… Il faut régler son compte à Léda avant de partir. Et si la digue cédait ? Il faut régler son compte à Carlo qui a brûlé son fenil pour se venger de cette terre qui prospérait plus que la sienne. Paolo a refusé de prêter son char à bœuf. Il faisait chaud, les bêtes étaient épuisées, pas question de les anéantir sur une terre peu féconde. Paolo avait le sens du partage, pas le sens du gâchis. C’est ce qu’il avait répondu. Le lendemain, Carlo a brûlé son fenil. Il a nié bien sûr. Mais il l’a brulé, c’est sûr. Qui d’autre aurait pu ? Avec l’aide des autres, les suiveurs. Il faut être plusieurs pour nuire. La foule est redoutable.

Devant l’autel, sa belle-mère se tient droite, sombre, toute de noir vêtue. Elle a jeté un voile sombre sur la porte de la maison comme le veut la tradition. Paolo devine sa bouche plus sévère que d’habitude. Derrière son voile de dentelle, elle marmonne des paroles incompréhensibles. Les autres femmes du village ont le regard ancré dans le sol. Deux femmes au premier rang étouffent des rires nerveux. Ce n’est pas Carla, mais sa sœur, la plus jeune qui a commencé. Carla lui donne un coup de coude pour la sommer d’arrêter, mais son buste hoquète également. Les hommes sont graves, tenue de circonstance.

Et si la digue cédait ? Paolo aimerait bien que la plaine soit envahie d’eau. L’eau surgit doucement dans son esprit ; puis follement comme dans une vision de la bible.

Juste une brèche avec une hache. Un coup.

La première hache s’enfonce. Ne ressort pas. Il en a apportées deux. Il donne un coup plus haut, juste au contact de l’eau. Cette fois-ci l’eau commence à s’infiltrer. Elle s’infiltre avec le bon débit. Il peut s’assoir et voir l’eau monter. Tout d’un coup, une planche cède. Puis une autre. Il resterait bien là un moment mais le temps presse. Il entend le sifflement du troisième train. Celui qui annonce le dernier. Il a le temps de remonter et rejoindre la gare en se hissant sur une charrette.

Il chemine le long de la voie ferrée. Il se retourne de temps en temps comme s’il observait un village brûlé. Il est triste de voir sa plaine partir en fumée. Il imagine de grandes flammes ravageuses qui bientôt seront envahies par cette flambée d’eau. 

Il est heureux comme un feu.

Rita dR

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