Le professeur Oreille de Suie

Il y avait un livre sous un arbre, boulevard Saint-Germain. Une voiture toutes les secondes. Aux heures de pointe un vrombissement continu.

Il était dix-huit heures, les gens passaient, les voitures criaient, le sol vibrait, le livre bâillait.

Le livre était gris, gris de pas, gris de bus. D’une épaisseur floue que la poussière gonflait. Il était collé au sol, retenu par un mystérieux ancrage que seul lui voyait.

Je passai mon chemin, m’acheminai vers mon appartement qui se situe Boulevard Saint Germain au numéro 31, au dernier étage. Poussai la porte. Une chambre de bonne tapissée de livres. L’hiver, il y faisait froid, et l’été passait à la vitesse d’un toit brûlant. J’étais étudiant en littérature le soir et employé de la RATP le jour. C’était une chambre de bonne mais elle avait des murs très espacés, et quand il y faisait froid, de loin en loin, je pouvais regarder par la fenêtre les ailes des pigeons froufrouter et les conduits de cheminée tousser. Continuer la lecture de « Le professeur Oreille de Suie »

Excessive violette

C’est en passant derrière cette femme très fardée de la cinquième avenue à New York dans les années quatre-vingt, cette femme avec une coupe de cheveux à la Sue Ellen, que j’ai détesté le parfum de la violette. J’étais enfant mais je m’en souviens très bien. C’était un parfum poudré, âpre, qui s’accroche à la gorge comme autant de petits grains de poudre de riz, comme si je l’avais inhalé. C’était juste une impression car je ne pense pas que sa poudre se détachait. Elle était même terriblement fixe, comme sortie d’un moule de sculpteur. Continuer la lecture de « Excessive violette »

Le journal d’une cuisinière


Aujourd’hui est un jour comme un autre. Un jour de stagnation. Les jours se succèdent comme des copeaux de vie qui se détachent.
       Pas de vent. La nature est muette, le soleil gronde.
     Derrière le talus à droite, les longues tiges de cosmos par leur mouvement lent rappellent qu’un souffle léger anime l’air. Le reste immobile sous le pin et au-delà fixe le soleil, abasourdi par ses rayons puissants. Les terres arides de Gibson, d’Atacama ou du Sahara, du même soleil crépitent.
     Le regard fixe, allongée sous la treille de vigne dix fois élaguée et toujours envahissante, Maude se languit. Ces vacances n’en finissent pas de s’étirer. A gauche la grille rouillée et imposante prolongée par le muret de pierres. A ses pieds, les vieux rosiers aux couleurs délavées sèment encore quelques rares pétales jaune pâle, le pistil ébouriffé. Les tiges des rosiers sont vigoureuses, vertes et robustes, bien plus fermes que jadis quand je les avais plantées il y a plus de vingt ans. Elles sont désormais plus hautes que le muret. Ces têtes nues sur un corps vigoureux ressemblent à des sentinelles, des sentinelles chauves, comme si une rafale de vent les avaient soudain dénudées. Ce n’est qu’une impression car il n’y a pas de vent, quelques pissenlits vibrent le plus calmement possible dans l’herbe ; une lumière étincelante enveloppe la cime des rosiers, comme si d’un coup de baguette magique l’air avait traversé la haie avec vigueur. Continuer la lecture de « Le journal d’une cuisinière »

Puisque les hommes sont des sauvages

Le Pô, 1949,

Il y a les feuilles qui frétillent. Et l’eau qui stagne, se gondole légèrement et déforme les troncs infiniment hauts droits comme des I. Cette eau stagnante c’est le Pô. Vu d’en haut, depuis le Mont Viso, c’est une eau qui gonfle, se gorge de la rumeur du monde. 

Toute histoire peut commencer par un point de vue. A une source ou à une autre. Il est important de prendre le point le plus contesté pour dérouler le fil. Quelques-uns vous diront que Paolo était prospère, d’autres qu’il a bien profité des années fascistes, d’autres qu’il a le cul bordé de nouilles. Certains vous diront que la vie est malicieuse. 

Moi je crois que seul le Pô peut nous renseigner. Il s’écoule en cascade à la fonte des neiges, bondit sur les rochers, racle les parois, prend ce qu’il y a à prendre : fertilité et promesse de gloire ; se précipite et stagne quand la pente s’adoucit ; puis se mue en une eau calme pour un temps incertain. Parfois, il n’en peut plus de s’étaler sur ses alluvions et fonce sur une digue qui longtemps l’a brimé. Et cela donne des terres noyées, un propriétaire prospère qui l’a toujours regardé avec mépris et des métayers qui un jour n’ont plus rien : ni blé, ni maïs, ni riz. Juste des poissons en cascades, ce qui en soit n’est pas si mal pourvu que l’on ait les pieds au sec. Ce qui n’est pas mal du tout quand on sait qu’une fois que le propriétaire a déserté les lieux, pêchera qui voudra. Ni demande au régisseur ni permission. Plus besoin de rendre une part du butin. Parce qu’il faut toujours rendre une part du butin même si le poisson a été conçu à l’extérieur, s’est nourri chez le voisin et a complété son dernier repas – celui du condamné – avec les miettes de riz ou de polenta d’une ouvrière agricole qui lavait son linge. Ce serait comme si aujourd’hui on disait qu’il fallait payer l’air que l’on respire parce qu’il a transité par la forêt d’un propriétaire terrien ; ou pire, qu’il fallait le purifier parce qu’un industriel l’avait souillé. Ce serait impensable !

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