Raymond Isidore et la maison Picassiette

Imaginez un ballet de verres brisés, de cruches sans anses, d’anse sans tasse, de petits malheurs éparpillés sous un grand soleil. Imaginez une ronde de débris d’assiettes et de verres qui n’annoncent rien de sinistre. Aucun cri, aucune colère ni voix brisée. Imaginez des débris qui sortent de toutes les poubelles alentour, s’ordonnent sous vos yeux, orchestrés par une main magique, et tout doucement, dans un glissement, sans aucun bruit fracassant, se métamorphosent en une explosion harmonieuse, éclatante de beauté.

Imaginez la colère du monde soudain rassemblée en un point magique, multicolore, comme si l’œil avait été enfermé dans un caléidoscope.

Imaginez une colère apaisée.

Quelle colère ? La colère contre le monde qui déraille, les destructions, la folie meurtrière, ce sinistre ballet, guerres et vanités qui se déchirent un bout de gloire, un bout de terre, les paysans des temps modernes – techniciens, consultants, artisans, infirmiers, enseignants travaillant dans un bruit de chaînes, affublés de débris de qualificatifs dont Charlot pourrait faire son miel. La folie du monde. Toute cette misère anéantie par un monsieur en colère, et réordonnée, transformée, pas loin de la cathédrale de Chartres. Pas un hasard, me direz-vous. Pas un hasard que ce miracle soit visible non loin des 167 vitraux au pouvoir magique, ces vitraux qui transforment chaque poussière en une lumière céleste jetée dans la pénombre des arcades, couleurs vives sur fond d’obscurité sans fond. 

« Je pense trop… », a dit celui qui tentait de canaliser cette colère. « Je pense trop, je pense la nuit, aux autres, qui sont malheureux… Je voudrais leur expliquer, l’esprit m’a dicté ce que je devais faire pour embellir la vie. Beaucoup de gens pourraient en faire autant mais ils n’osent pas. Moi j’ai pris mes mains et elles m’ont rendu heureux… Nous sommes dans un siècle pas bien… Je voudrais qu’en partant d’ici les gens aient envie de vivre aussi parmi les fleurs et dans la beauté. Je cherche une voie pour que les hommes sortent de leur misère. » 

 

Né en 1900 à Chartres, Isidore a passé sa vie à construire avec des débris d’assiettes, de vases, de verres, la maison Picassiette, multicolore édifice entouré d’un jardin foisonnant.

Cheminons dans les allées. Ici une construction au visage de clown triste, là un buste rond de Bouddha impérieux, plus loin une statuette avec une offrande de pétales. A l’entrée un pommier, quelques rosiers anciens. Des arbres à gentiane aussi, alysses blanches à leurs pieds. Eparpillées dans le jardin, des touffes de graminées transforment tout rayon de soleil en un faisceau iridescent. Et au milieu de cette offrande vaporeuse, les façades colorées des pièces en enfilade : une chambre à coucher et sa machine à coudre, une chapelle puis la salle à manger. Partout où se pose le regard, des murs colorés, aux fresques, motifs, arabesques et croix s’entrelaçant. Composé entièrement de mosaïques de débris, chaque motif est disposé avec un sens de l’harmonie étonnant. Une esthétique singulière et frappante par sa féérie de couleurs. Les rayons obliques de fin de journée animent des histoires ancestrales au fond des pièces où se confrontent lumière et obscurité. Au-dessus de la table de la salle à manger, un rayon de soleil est accueilli exactement sur l’allée centrale d’un village entouré d’un ciel encadré par deux hirondelles. Le lit quant à lui longe une scène murale médiévale, un temple de Bethléem ou une église catholique d’Orient, avec sa rangée d’arcades entre lesquelles glissent des hommes en habit monastique dont deux se détachent de part et d’autre de l’entrée éclairée.

Chaque fresque murale accueille le soleil là où le vœux est exhaussé, comme si le Dieu-soleil attendait ses visiteurs. Oiseaux, moines, allées de terre chaude, vases étrusques, tous les motifs aperçus par les ouvertures de la bâtisse sont comme des scènes surgies d’un rêve, un rêve devenu réalité, une réalité écrite par les seuls débris récupérés dans les décharges, poubelles, le tout agrémenté d’un joli coup de pinceau.

Raymond Isidore a exercé dans sa vie de nombreux emplois dont le métier de balayeur au Clos Pichot et au cimetière Saint Chéron, ainsi que mouleur dans une fonderie. Cet homme qui « pense trop » a passé ses nuits à construire cette maison enchantée pour calmer son esprit bouillonnant, comme un lettré le ferait.

Comme un lettré le ferait en s’emparant de mots, de débris de phrases. Il a rassemblé de ses mains ce que les décharges alentour lui proposaient. Il a rangé ses pensées, du moins a-t-il tenté de les éloigner en parcourant des kilomètres, disposant ce qu’il avait récupéré pendant ses longues marches et explorations.


Puisque de pensées il s’agit, deux fragments des Pensées de Pascal (Edition de Michel Le Guern chez Gallimard), deux pensées écrites par un lettré :

Fragment 124 : Divertissement. Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser.

Nonobstant ces misères il veut être heureux et ne veut qu’être heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être.
Mais comment s’y prendrait-il ? Il faudrait pour bien faire qu’il se rendit immortel, mais ne le pouvant il s’est avisé de s’empêcher d’y penser.

Fragment 186 : L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais qu’un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir.
Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.

Raymond Isidore : « Je pense trop… Moi j’ai pris mes mains et elles m’ont rendu heureux… » Heureux nous sommes devant ce miracle, l’œuvre de Raymond Isidore, cet apôtre laïc qui a su assembler en tournant autour de Chartres la misère du monde. Merci cher Isidore, merci d’avoir converti cette misère en œuvre, en une harmonie de couleurs, merci d’avoir compacté la terre qui saigne serrée dans votre poing d’artiste.

Ici repose la colère la plus apaisée, la plus allégorique, la plus onirique, la plus esthétique qui soit.

Ici dans une petite maison de la banlieue discrète de Chartres – mais que serait devenu Raymond Isidore s’il n’avait pu utiliser ses jambes et mains pour construire sa colère ?

La maison Picassiette, 22 Rue du Repos, 28000 Chartres. 

2 réflexions sur « Raymond Isidore et la maison Picassiette »

  1. Merci Rita pour la réactivation de ma mémoire en ce qui concerne “la maison picassiette” à travers ce beau texte philosophique .Nous en avions souvent parlé entre camarades du lycée militaire dont l’un d’eux s’inspirant de Raymond Isidore ,passait son temps libre à ramasser moult petits débris et objets abandonnés pour créer de miniatures compositions sur des plaquettes de bois.Il était gratifié du surnom de “fouille- m….’’par certains .

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