L’invasion du désert d’Eric Marty, à partir de photographies de Jean-Jacques Gonzales (Editions Manucius)

 

Quand j’ai commencé ce livre j’ai eu l’impression de retomber en enfance, quand mon grand-père me disait : « Attention, je vais te raconter une histoire », sauf qu’à cette époque, son jardin recelant de plantes et de lutins tenait lieu de décor. Ici, on contemple par la fenêtre un paysage sec lunaire, que des cailloux séculaires peuplent sans que le moindre souffle de vent vienne instiller un changement. Rien ne bouge. Dans la pièce, depuis la fenêtre, le paysage morcelé dévoile des formes difficiles à circonscrire. Un couple observe cette scène derrière une fenêtre et Eric Marty nous livre leur conversation. Ce couple réveille des scènes sous nos yeux pendant que l’eau d’une marmite, d’où surgit tantôt un oignon tantôt une patte de poulet, bouillonne dans l’âtre. 

       Voici pour le début de l’histoire.
 

     Ce récit est mené de façon très originale. Les sensations brillent par leur intensité, vous emportent ; puis un arrêt, une impression photo, le temps de reprendre son souffle. Une image ponctue un univers de sensations floues qui prend subitement forme, un peu comme une danseuse vêtue de voiles transparents fait des arabesques, puis s’arrête le temps d’une figure, et reprend sa danse en tournoyant. Le mystère qui entoure une photo prend une forme définissable, tout en restant mystérieusement enchanteur.

 
      L’écriture d’Eric Marty, malgré l’âpreté et le morcellement du paysage, est sensuelle, dense. Elle est menée avec une économie de dialogues et pourtant tant de choses se passent. On imagine des gestes lents. On imagine une histoire entre deux êtres sensibles qui se passe de fioritures. On imagine une histoire avec au loin une civilisation qui existe, qui s’évanouit dans l’horizon, et tout près, des cratères sur la face sud de la maison, qui pourraient accueillir des tombes. On ne sait pas si ce sont les arrivants ou les résidents de cette maison qui y seront ensevelis. Peu importe, seule la photo restera.


      La photo dans ce récit revêt plusieurs rôles. Elle semble avoir une vie plus longue qu’une vie humaine ; elle est dotée d’un pouvoir presque supérieur. Elle établit la distance adéquate pour comprendre. La photo est purificatrice. Vidée à sa surface de tout être humain. Elle ne contient même pas d’arbre dans son cadrage et quand elle cadre un arbre, elle le centre jusqu’à ce qu’il devienne flou. Tout ce qui est périssable disparaît. Selon que l’on voit de très près ou de très loin.

      A ces photos lunaires crépusculaires qui pourraient remonter à l’origine du monde dans un cadrage naturel sans équivoque, le narrateur oppose des photos d’actualité au cadrage précis où le regard est poussé à conceptualiser une réalité plus nette, plus cruelle. Les cratères qui épousent la forme d’une tombe des pages précédentes, le paysage crépusculaire, continuent à hanter nos esprits. On voit des hommes, le visage écrasé, des hommes qui se battent pour des histoires d’accès au territoire, et on ne peut pas s’empêcher de revoir ces photos lunaires dont notre esprit est bien imprégné prendre le dessus et nous signifier l’absurdité du monde dans lequel nous vivons.

      Encore une jolie pépite que j’ai découverte cette semaine, pendant laquelle j’ai eu la main plutôt heureuse dans mes choix de lecture !

 

 

 

Quelques extraits:


« Je suis à côté de l’âtre.
Les herbes aromatiques tournaient en multiples tourbillons jusqu’à creuser la surface de l’eau et la rendre épaisse, profonde, et presque noire. J’ai plongé précautionneusement, et une à une, les cinq pattes de poulet dans la marmite. Elles ont aussitôt disparu tandis que par compensation un bel oignon blanc a lentement émergé, puis après avoir dansé quelques instants sous mes yeux, s’est évanoui à son tour. » (p11)

« J’ai pris mon Leica. Je l’avais placé tout contre le verre presque translucide, maintenant que j’avais pris soin de décrasser la vitre avec un mouchoir humide. L’objectif était vraiment collé au carreau. Je visais l’arbre, au loin. Sur l’écran tactile derrière le boîtier, on voyait l’image bouger, grossir, s’étendre, se faire soudain fixe ou floue. Avec le pouce et l’index, je l’étirais, zoomant sur un détail, un relief, une ombre, puis je la rétrécissais comme on relâche une proie insignifiante ». (p20)

« Là, il faut prendre la plus petite des routes. Ni à gauche, ni à droite, ni en face, mais en oblique, passée une petite dépression, et vous n’êtes plus très loin alors du marché dont vous devinez l’existence sans même y penser. » (p30)
« Je la regardais par le viseur, puis sur l’écran au dos du Leica. Son corps construisait le cadre. Je jouais avec la distance, l’obscurité, la clarté. Je la voyais imperceptiblement moduler son corps sur des spirales, des cercles, des cubes. » (p60) 

« Elle avait perdu, comme ses semblables, le sens de son cours, s’écartant de son propre flux, de l’influx premier, de sa dynamique vitale, attirée par une planète – la Terre – dont la puissance magnétique l’avait aimantée, captivée, et qu’elle avait rejointe pour y mourir, pour oublier, maintenant qu’elle était sur un sol et partiellement enfouie en lui, jusqu’à l’idée qu’elle avait été jadis en mouvement, et à une vitesse si vertigineuse qu’elle se situait d’une certaine manière hors du temps. » (p65)

 
L’invasion du désert, récit d’Eric Marty, à partir de photographies de Jean-Jacques Gonzales ; éditions Manucius ; 2017.
 

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