Le Singe, l’Idiot et Autres Gens de W. C. Morrow (Editions Libretto)

Dans « le combat avec le démon », paru en France en 1928, Stefan Zweig écrivait dans son introduction que « Le démon, c’est le ferment qui met nos âmes en effervescence, qui nous invite aux expériences dangereuses, à tous les excès, à toutes les extases. Chez la plupart des individus, cependant, chez les natures moyennes, cette partie à la fois précieuse et dangereuse de l’âme ne tarde pas à se résorber et à disparaître ; ce n’est qu’en de rares moments, dans les crises de la puberté, dans les instants où l’amour ou le désir sexuel agitent le cosmos intérieur de l’homme, que cette volonté de sortir de soi, cette exaltation, ce manque de contrôle vont jusqu’à s’affirmer dans la banale existence bourgeoise. En temps ordinaire les hommes mesurés étouffent en eux cette poussée faustienne, le travail la calme, l’ordre la réfrène, la morale la chloroforme : le bourgeois est toujours l’ennemi juré du désordre, non seulement dans le monde, mais aussi en lui-même. Chez l’homme supérieur, surtout chez celui qui crée, l’inquiétude féconde persiste, elle exprime son insatisfaction des œuvres du jour, elle lui donne « ce cœur élevé qui se tourmente » dont parle Dostoïevski. »

A la lecture de ce recueil de nouvelles, l’émotion qui domine est un sentiment de fièvre. Chaque nouvelle jette dès les premières phrases une tension, qui se mue en suspense, et ce suspense grandissant nous tenaille, nous comprime jusqu’à nous contraindre à prendre part au récit, à nous disjoindre, à nous convertir en une multitude de personnages d’une intensité remarquable. Cette tension est entretenue par notre curiosité, mais ce qui domine ce n’est par une quelconque envie de résoudre une énigme policière ou une intrigue amoureuse. Non, ce qui excite notre curiosité et entretient ce suspense ce sont les principes moraux qui guident notre monde depuis Adam et Eve, cette flamme qui brûle au fond de nous, même enfouie au fond du cœur le plus froid. Ce sont les principes de justice, du bien et du mal qui s’affrontent. C’est cet affrontement qui nous maintient dans une telle fièvre, cette lutte féroce que l’on mène chaque jour en interrogeant notre conscience. C’est la part de démon et la part d’ange qui s’affrontent. C’est l’épaule droite qui parle à l’épaule gauche. Dieu et Lucifer. Ce sont nos deux voix intérieures, dont parle si bien Stefan Zweig.
 
En fait, je pourrais arrêter mon récit à cette ligne et vous dire que William Chambers Morrow est maître dans l’art de contraindre le lecteur à faire l’expérience de ses propres limites et vous inviter à faire cette expérience.
 
Mais poursuivons, puisque peut-être que comme moi vous écrivez ou vous aspirez à écrire, et que vous avez envie d’essayer d’explorer les rouages de ce très beau recueil.
 
William Chambers Morrow (Zweig fera la même chose peu d’années plus tard) allie l’art du suspense et l’art de la compréhension de l’humain, de la psychanalyse, alchimie absolument géniale pour pousser le lecteur à faire l’expérience de ses propres limites. Plus la tension monte, plus l’on élabore mentalement des hypothèses, des chemins possibles, plus on fait l’expérience de ses propres limites. Après la lecture de la première moitié, j’avoue, oui j’avoue, que j’en devinais quelque fois la fin, aussi surprenante soit-elle, et j’ai pensé que j’étais devenue démoniaque !
 
Situons l’écriture de ce livre dans son contexte. William Morrow, quand il écrivit ce livre, baignait dans l’atmosphère idéale pour allier ces deux arts. Rappelons qu’à la fin du XIXème siècle, les avancées de la psychanalyse et de la chirurgie créent une véritable effervescence. Freud publie « Charcot » en 1893. L’anesthésie va révolutionner le monde chirurgical et la première laparotomie (il est question de laparotomie à la page 47) est réalisée par Ephraim McDowell en 1809 afin de pratiquer une ovariectomie. On imagine bien que ces révolutions et les publications qu’elles engendrent dans le domaine médical constituent une source d’inspiration qui excite l’imagination des écrivains et William Chambers Morrow s’en donne à cœur joie ! Il a une imagination fantastique et s’engouffre parfois dans des scénarii absolument géniaux en parcourant chaque artère du corps humain ; il prend un embranchement, puis un autre, bifurque, fait éclater une artère, déclare les viscères hors d’atteinte, poursuit sa course, pendant que, tenaillés par notre envie de savoir si la victime, si le bourreau, si le démon va l’emporter, nous le suivons attentivement du regard ; nous, nous approchons de la scène, le nez à un centimètre de la chair sanguinolente, aussi horrible soit-elle, l’odeur du sang qui nous révulse. Nous reculons ? Non, bien au contraire, elle aiguise notre appétit de vengeance et de justice ! On veut savoir qui va l’emporter. 
 
Si je me retourne sur mes lectures passées, je n’ai pas souvenir d’avoir lu beaucoup de romans sombres, inquiétants, de romans sanguinolents, à part quelques grands monuments de la littérature, et la question que je me pose évidemment est : qui eut cru que je serais un jour embarquée dans ce genre de récit ? Moi en tout cas, non. Vraiment, des personnages aussi torturés, au visage ouvert, dont chaque pli sombre regorge d’une encre sanguine, et aspire à se creuser davantage, non, vraiment, je n’aurais jamais cru qu’ils me captiveraient ! Alors, les personnages, évidemment, comme dans tout bon récit, sont responsables de cet « attachement », et tout récit aussi inquiétant fut-il, aussi sanguinolent, ne prend chair, ne palpite, n’exerce son emprise envoûtante, n’entraîne le lecteur dans des sentiers, même les plus tortueux, que si les personnages sont d’une profondeur psychologique captivante. Et Morrow s’attache à nous les décrire avec tous les signes extérieurs qui décrivent la montée de la terreur, l’épouvante, avec la même dextérité que déploiera plus tard Zweig : « le ton glacial », « une émotion qui ressemblait fort à de la crainte » « ses yeux affamés et avides », « aux rides singulièrement profondes qui lacéraient son front », « ses joues blêmirent », etc. Tout le corps parle. Et le visage, quand il est encore attaché au tronc, est un livre ouvert. On croise un chirurgien « à cet âge plein de confiance où l’ambition permet de tout tenter », « Le président, homme nerveux, énergique, brusque, tranchant », « un vigoureux jeune écossais… n’était-il pas le plus généreux des hommes ? », une « senora… de la tristesse dans son regard…aussi une inflexible résolution », et bien d’autres personnages au caractère tranché. 

Dans ce recueil de nouvelles, donc, la description psychologique des protagonistes occupe une place centrale et participe à nous happer dans le récit. William Chambers Morrow met en scène des personnages en proie à de vives tensions, et il les plonge dans un bain particulier. L’ambiance, également, participe à créer une tension dramatique forte. Cela se passe souvent en huis clos, dans un bateau, entre les murs d’une prison (on pense à nouveau à Zweig). La table de jeux revient deux fois. Meilleur endroit pour pousser la psychologie d’un être à s’exprimer le plus radicalement possible. Elle est même l’élément central de la nouvelle « Devant une bouteille d’absinthe » où un bourgeois dépossédé de ses biens lutte entre l’avidité du gain et sa faim. Dans l’excellente nouvelle « Le prisonnier », tout se passe dans l’enceinte d’une salle dans une prison. Un prisonnier qui subit toutes les tortures possibles est victime d’une erreur et persiste à clamer son innocence. Malgré toutes les atrocités qu’il a subies, il reste en vie. Et c’est une émotion forte qui signe la fin de sa vie. Plus tard Zweig écrira « On peut se sacrifier pour ses propres idées, mais pas pour la folie des autres. »

 
Ce qui est admirable dans ce recueil de nouvelles, c’est que l’ambiance est parfois étrange, fantastique, mais le récit ne perd jamais de sa crédibilité. Nous sommes aveuglés par la recherche de la vérité devant cette tension croissante où le bien et le mal s’affrontent, et, bien que l’on soit toujours entraîné dans des raisonnements logiques, dans la déduction, puisque les caractères et la disposition psychologique des protagonistes sont exposés avec force détails, on baigne parfois dans une atmosphère fantastique qui ne réduit en rien l’intensité logique et la tension qui nous chevillent. Il est fort probable que la puissance de ces textes vient du fait que l’on est, un peu comme dans un rêve où se superposent des scènes probables, logiques, et des scènes fantastiques, tenaillé par ses propres obsessions. Ce sont les obsessions qui font la loi. Comme dans un rêve.
 
Venons-en à l’écriture à présent. Certaines nouvelles sont contées avec une prose délectable comme par exemple la première, « La resurrection de la petite Wang-Tai », ou alors quand des yeux d’un violet sombre et un nuage de poussière viennent semer le doute dans la nouvelle « Le perfide Velasco ». J’ai été subjuguée par le très bel incipit de cette nouvelle : « Assise près de sa fenêtre ouverte, à l’étage supérieur de la ferme, dans le rancho San Gregorio, la sénora Violante Ovando de Mc Pherson suivait du regard, avec le plus profond intérêt, un nuage de poussière qui s’élevait du fond de la vallée dans l’air calme de mai, et, tout naturellement, la couleur de ses joues et l’éclat de ses yeux, d’un violet sombre, parlaient le langage de l’amour et du bonheur. » On a déjà une hypothèse qui se dessine. 
 
Quant au dénouement de ces nouvelles, ce qui frappe d’emblée est que ce qui tue chez Marrow, ce n’est point le couteau, le révolver, ni le stylet qui pourtant font partie du récit et participent à l’escalade de terreur qui assaille chacun des protagonistes. Souvent, ce qui tue, c’est le cœur, c’est l’émotion. « La balle de l’arme lui eût-elle à cet instant traversé la cervelle, le choc n’eût point été plus grand que celui qui le secoua tout entier quand il vit le canon noir du pistolet, la petite main blanche mais ferme qui le visait à la tête et le beau visage pâle qui le dominait. »
 
Ceci pourrait expliquer pourquoi cet auteur n’a pas beaucoup participé au grand jeu éditorial pour briller et se faire connaître. On devine chez lui une propension à être davantage concerné par l’émotion, par le cœur que par le geste. 

Parlons maintenant des images et de la mise en scène. Toute une panoplie d’images symboliques est déployée dans ces nouvelles. Dans l’une des nouvelles, « le stylet », la symbolique est très belle. Le diable se niche partout. Le chirurgien est un jeune loup ambitieux qui est prêt à charcuter sous n’importe quelle condition pourvu que son expérience s’aiguise. Dans cette histoire, le cœur d’un homme est transpercé d’un stylet par la main d’une femme blessée. S’il est retiré, la victime « se viderait presque instantanément par la blessure aortique », et s’il reste, «l’épanchement du sang, bien que certain, sera relativement peu considérable ». Le chirurgien déploie tout un raisonnement pour nous expliquer que l’arme plantée est un stylet et non une lame à un ou deux tranchants « Le stylet est rond…il ne pénètre qu’en refoulant les tissus de tous les côtés. Vous saisissez l’importance du fait. » Le blessé accepte d’écouter les yeux ouverts toutes les explications techniques longues et interminables du chirurgien sur l’état de ses artères, l’impact des perforations, la capacité circulatoire de ses vaisseaux, l’anévrisme qui pourrait être fatal. Mais quand ce dernier évoque « la femme vigoureuse » qui a commis l’acte, cela lui est insupportable, et celui-ci l’interrompt promptement. Le blessé comprenant que le chirurgien est un diable essaye de retirer le stylet et il s’entend dire tout bas que s’il le fait, il se chargera d’informer les autorités de la culpabilité de la femme. Le dénouement final est stupéfiant.
 
William Chambers Morrow a aussi un goût prononcé pour les atmosphères brumeuses, noires, comme dans « La chute de la maison Usher » d’Edgard Poe mais l’écriture est plus moderne dans le sens où au lieu de décrire la sensation d’effroi ou d’horreur en la nommant ou en installant l’histoire dans un paysage brumeux ou une maison inquiétante sur plusieurs pages, il nous fait éprouver cet effroi par l’expression des visages, il circonscrit davantage le cadre, le huis clos. Il y a une concision dans les éléments descriptifs du lieu où se situe l’histoire. Une fois que l’inquiétude est installée le suspense est grandissant, le bien et le mal s’affrontent. Ce qui est aussi très moderne dans ces nouvelles qui s’apparentent à des contes, c’est que souvent il en ressort que le pire, ce n’est pas la torture physique. Le pire, c’est la torture morale. A méditer quand on voit le poids de chacune de ces tortures dans notre société moderne.
 
Voici donc pour conclure des textes très intéressants pour tous les écrivains en herbe. Des textes que j’ai cornés, marqués et que je range à côté de ma grande collection de Zweig et de mon maigre rayon de Poe que je compte étoffer.
 
Dans la très instructive préface écrite par Eric Dussert, nous apprenons que Morrow est un contemporain de Bierce et que c’est un membre marginal du groupe littéraire animé par ce dernier. On apprend également que Morrow a créé une école d’écriture pour débutants (l’ancêtre des creative writing classes ?). C’est en réalité Alfred Jarry qui dans La Revue blanche en parlera avec des termes très élogieux en lui allouant une affiliation à Edgar Poe tout en lui reconnaissant une écriture singulière et novatrice dans le monde littéraire.
 
Edité en 1897, puis dans La Revue Blanche en 1898, ce livre est réédité par les Editions Libretto avec sa traduction initiale de George Elwall légèrement revue. On peut imaginer qu’Edgar Allan Poe (1809-1849) a influencé Morrow (1854-1923) qui a influencé à son tour Zweig (1881-1942).
 


 
Le Singe, l’Idiot et Autres Gens de W. C. Morrow ; Editions Libretto ;  octobre 2018. 

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