Le graillon de Guillaume Déloire (Editions des Vanneaux)

« Mon sujet

c’est ma zone d’activité

comme d’autres ont leur jardin secret

moi j’ai ma zone industrielle

mon sujet

je peux rouler dessus

marcher errer rêver m’y perdre

quand je pénètre la zone, je suis comme en alerte

je vois tout

j’entends tout »

Comment préserver la mémoire de la vie ouvrière. Comment construire l’histoire de ces zones industrielles qui disparaissent, après cette pandémie qui nous a mis face à une pénurie de masques, nous a interrogés sur notre indépendance industrielle et médicale. Ce recueil qui se présente sous la forme d’un journal tenu entre 2011 et 2016, mêlant vers libres et prose poétique liés par une résonance, est un livre d’utilité publique. C’est un livre politique conduit depuis une Fiat 126. Guillaume Déloire, petit-fils d’ouvriers, visite la zone industrielle de Gennevilliers, l’avenue Louis Roche, lentement, tandis que camions et voitures la sillonnent. Liens avec nos aïeux  – ceux qui ont construit nos routes, les usines Delachaux, General Motors –, soudure humaine et voyage intérieur sont les pôles d’une épopée ethnologique.

Le poète sillonne l’avenue Louis Roche au volant de sa Fiat pétaradante qui gémit, réclame sa part d’huile et de réparation, parfois l’envoie là où « se côtoient la ferraille et le bétail, huile graisses chairs et sang d’origines mécaniques et animales » Redessinant un paysage fantomatique depuis son artère principale que les camions et marginaux peuplent, le poète bifurque, explore ses hangars abandonnés ; apprivoise ses hommes soudés par une vie d’oubliés, d’ouvriers encore accoudés au père qui va bien, au café Europa, à l’église devenue la brasserie La Pagode. Il s’attarde « sur le haut de l’avenue près de la semoulerie » ; se fait accepter par ce monde de la débrouille, « la femme d’Arezki se rend bien compte que je prépare un petit héritage avant que plus personne ne s’en souvienne, avant que plus personne n’en parle ». Il se nourrit à leur table, perce leurs secrets. Dévoile le sien, son projet, « je dis photographie et poésie, poésie surtout », explore cette part d’héritage qui le constitue, lui petit-fils d’ouvrier, « traque/ l’esthétique des camions-pizza/ les vestiges et les fantômes/ et sur les murs de salpêtre/ des derniers restos ouvriers de l’avenue Louis Roche/ les couchers de soleil géants ». Il noue une relation avec un type « bourru mais magnétique, ça pourrait être Jim Harrison. C’est la tendresse dans son regard que je traque ». Avec Micky le chaudronnier né à Paris qui n’a pas la nationalité française, « si tu savais le nombre de papiers qu’ils demandent pour devenir français, c’est tout juste si ils te demandent pas le ticket de métro avec lequel t’es venu pour déposer le dossier », Nikola  qui habite une camionnette et avant était ferrailleur, le gérant kabyle du Café Europa qui sert du bœuf bourguignon avec du vin d’Algérie, « les types étaient soudés disent-ils ».

Au menu : tripes et foie. Le voyage consiste d’abord à se réconcilier avec « la viande, les abats  et tout ça. » L’errance, ou du moins ce qui pourrait s’apparenter à de l’errance se convertit en course-poursuite poétique : l’oeil traque, la main note – toujours. L’artère explorée brille de tous ses mystères, « la lumière tombe sur la rue/ nous sommes dans un autre pays » Le poète renverse les normes esthétiques. « On prend les feuillages des arbres pour la fumée des usines, on les confond, quand on ne tient pas dans ses mains les cartes postales, mais qu’on les regarde en mauvaise qualité sur un écran, on ne voit pas bien, on s’imagine. Je me suis encore perdu ce matin mais j’étais heureux, et finalement je n’étais pas bien loin de là où je voulais aller…» Il saisit la « lumière virevoltante/ de type soleil après la pluie/ la fumée des usines et le ciel métallique » Le poète s’amuse, intègre l’expérience, devient burlesque quand il évoque son épouse « Elise, jalouse de l’avenue Louis Roche. » S’en suit une rencontre : « J’ai rencontré une rue ce matin… et même si au bout du compte toutes les rues mènent à l’avenue Louis Roche, ce matin j’ai pris un autre chemin ». Il parcourt les rues non explorées, réalise ses analogies, pérennise son geste avec un appareil photographique, fait converger le regard d’Elise avec sa quête, met en scène sa pensée qui devient voyage épique « je photographie Le quartier, je photographie pour moi, je connais bien l’avenue Louis Roche, mais cette rue je ne la connaissais pas. »

« il y a une vie insoupçonnée

derrière les façades qui se lézardent

beaucoup de logements désignés

comme insalubres par la ville

[…]

nous ne sommes plus en 2015

cette journée n’a plus d’âge

je continue il avait raison il y a de quoi faire

je parle sans crainte aux gens que je rencontre

j’avance à visage découvert »  

Il suffirait pourtant de carreler cette vie d’avant. Mais le mystère que le carrelage recouvre n’en serait pas moins prégnant. Même au Café Portugal, tenu par des portugais, la gérante a pleuré devant le miroir fendu pendant la guerre par un obus qui a été transformé par un artiste en tronc prolongé par des grappes de raisin « quand elle a découvert que d’anciens locataires avaient remplacé ce chef-d’œuvre par du carrelage ».

Sans emphase ni envolée, la poésie de Guillaume Déloire est une poésie qui se tient au plus près de la réalité des vies ouvrières, et rassemble des tableaux dispersés dans des vers aérés ou condense ses questionnements dans une prose poétique serrée. Toujours avec une langue simple et mélodieuse, un registre syntaxique au plus près de ses préoccupations, au plus près de la géographie explorée, son intériorité et son exploration géographique coïncident, « au fond de moi quelque chose me guide ». Le paysage désolé se remplit ; le lecteur s’approprie la multitude d’images de zones vite sillonnées déjà aperçues, s’insinue dans les  blocs rampants, entre dans le cadre cinématographique comme dans un road-movie américain, s’invite dans le voyage, ressent les sentiments du poète.

Puis, nous partons explorer la suite, par un chemin. On découvre la « dernière réserve d’indiens ».

« ici m’est donné à voir

ce que serait aujourd’hui l’avenue Louis Roche

si elle était restée prospère

je me dépêche et pousse la porte

du Café de l’Avenue

impérial, majestueux, magnifique

comme si rien n’avait bougé depuis 1970

je commande un noir sur le zinc

un vieux

chapka en alpaga

mocassins blancs

est assis dans un coin

je suis ébloui par la clarté de l’endroit

les luminaires, le bouquet de fleurs jaunes

qui dialogue avec l’épaisse poignée de porte en verre jaune

d’une autre époque

je photographie

sans d’autre autorisation que celle que je me donne

je vante la beauté des lieux au patron

il me dit qu’un film a été tourné ici autour de mai 68

Après mai d’Assayas, oui c’est ça ».

La touche lyrique est à rebours d’une esthétisation qui pourrait paraître artificielle, loin de la sublimation métaphorique comme quand le poète décrit la scène de l’habitué qui évide son avocat :

« la table à laquelle il déjeune

a l’air de lui être réservée à vie

elle jouxte une fenêtre

qui laisse entrer une lumière qui rend tout superbe

l’éclat du rosé dans le verre

l’avocat bien qu’évidé

et cet homme et ses vêtements

comme depuis que l’avocat est terminé

tout s’est immobilisé

j’en déduis que cet homme en faisait son repas

de l’avocat »

Cadrage sous un rayon de lumière : la main du poète toujours présente, pérennise la table réservée à vie. Et quand « un rayon de soleil/ fait d’un verre de bière/ une féérie de noël/ sur le verre de bière/ le liquide jaune n’en finit pas de scintiller/ je remarque que le papier peint au coucher de soleil/ est dédoublé par le mur opposé et son large miroir/ que le serveur regarde régulièrement/ pour observer ses clients/ plutôt que de les regarder directement». Le poète a la conscience de celui qui transforme comme le serveur qui observe ses clients sur fond de papier peint au coucher de soleil. « La lumière tombe sur la rue/ nous sommes dans un autre pays », puis la « rue Arsène Houssaye se détache de la carte ». Et lorsqu’il retourne de l’autre côté, chez les non-manuels, lorsque le poète revient à sa vie d’employé, qu’il assiste à un concert à la philarmonique, le son est clair « presque transparent ». Encore trop empli de cette rue, le concert semble « glisser » sur lui. « Et cette fraternité de fortune, simple mais franche et solide dont j’avais été témoin, me rappelait les films néo-réalistes italiens de l’après-guerre que je n’ai pas vu mais dont je devine l’humanisme exagéré. » Et la poésie se charge de politique, critique l’humanisme exagéré de l’autre côté de la frontière, dans la zone Culture.

Le poète sonde la sincérité du propos. C’est une poésie où le cœur est au centre, l’épure sauve ce que le langage médiatique ensevelit, la fameuse « gentrification ». Une poésie qui redessine le contour d’une transparence perdue, donne à voir notre pays déformé par la loupe médiatique, par l’œil de la culture bourgeoise. Nous décrit le brassage culturel sous l’angle ouvrier, avec un regard humaniste, un regard tendre, loin du langage effusif des « transfuges », fabriqué sans sincérité aucune que l’on nous sert habituellement.

La poésie de Guillaume Déloire est au service de son sujet. A rebours d’une poésie de Vies Minuscules qui s’adresse à un lecteur savant, ici l’épure de la langue s’adresse à chacun. C’est une poésie où le petit-fils d’ouvrier tente de rétablir le geste solidaire avec une langue solidaire. Une langue qui construit une poésie d’attaches. Juste avant de refermer la boucle, avant ce moment décisif « qui menace d’amputer ma vie d’une force d’amour, de rituels précieux […] Madeleine va donc mourir […] ma grand-mère va mourir et je me rends bientôt à son chevet […] partout où elle allait elle conversait avec le monde, au Sénégal ou en Tunisie par exemple, elle tenait des discours enflammés aux jeunes travailleurs pour qu’ils défendent leurs droits […] Nous ne savions pas que ce serait son dernier été, celui de ses 97 ans. »

Le graillon ; Guillaume Déloire ; Editions des Vanneaux ; 2018.

Les pérégrins d’Olga Tokarczuk (Editions Noir sur Blanc)

Il faut imaginer un univers pour se représenter la réalité de notre existence, raconter nos histoires, toutes nos histoires. Donner un sens à nos désirs, « tendre vers quelque chose ». Parler de nos voyages, du syndrome des japonais à Paris, de la psychologie de l’île dans son état le plus primitif. Et de l’état d’avant. Avant  la socialisation. Raconter l’énorme ferry haut comme un immeuble. Entrer dans le ferry, y installer un professeur et sa femme – beaucoup – plus jeune. Il faut observer par la lorgnette toutes nos expériences pour embrasser le monde, pour se lier à nos contemporains, interroger nos pérégrinations, raconter l’histoire de nos cellules sans cesse déplacées. Et il ne faut pas oublier que « Le but des pérégrinations est d’aller à la rencontre d’un autre pérégrin. »

Il faut raconter toutes ces histoires dans un espace à définir, et ensuite relier nos expériences. Mais « Ne serait-il pas mieux d’attacher mon esprit avec une agrafe, de tirer vigoureusement les rênes et de préférer à toutes ces histoires la simplicité d’un cours magistral où, phrase après phrase, se clarifie une idée qui, dans les paragraphes suivants, sera reliée aux autres. » La question est légitime. Mais Olga Tokarczuk ne ménage pas ses efforts pour écrire ce récit, pour raconter l’histoire de nos corps en mouvement. L’histoire de notre âme, de notre esprit, du moi. « Nous observons, mesdames et messieurs que le « moi » humain s’hypertrophie, devient de plus en plus distinct et présent. Par le passé, le « moi » était discret, avait tendance à s’éclipser, à rester soumis au collectif. Il était muselé par les convenances… Autrefois, les dieux étaient lointains, inaccessibles à l’homme. »

Olga Tokarczuk explore notre intimité contemporaine plurielle. Notre intimité corporelle. Nos déplacements physiques, nos déplacements sur le réseau. Elle est novatrice en ce sens. Et classique aussi : elle tente de relier notre corps, notre âme, notre esprit, cet invariant anthropologique vieux comme le monde. L’intuition, la libre interprétation, le tâtonnement sont caractéristiques de son écriture. La narratrice qui nous raconte toutes ces histoires jette comprimé effervescent sur comprimé effervescent dans notre cerveau, comme ces « mots sans rapport ni avec une nuit d’insomnie ni avec la journée bien chargée. Il y a quelque chose qui fait des étincelles dans ses neurones, les impulsions se propagent, bondissent de place en place. »  Elle allume tant d’étincelles que ce livre devient une obsession.  Chaque sujet est  creusé dans une logique narrative poussée, même les sujets les plus rebutants. Comme lorsqu’elle s’attaque à la conservation des corps depuis le cœur de Chopin, en passant par la jambe gauche amputée de Philippe Verheyen au 17ème siècle, « de l’obsession. Elle est très positive. Nous n’ignorons pas que l’obsession peut nous détruire, mais à mon sens, l’obsession est simplement une manière de concentrer l’énergie sur un point donné. Elle peut être douloureuse, mais aussi éminemment fructueuse . » Olga Tokarczuk fait confiance à l’obsession comme on fait confiance à un incipit, à l’obsession qui éclaire une première page. Quand une obsession la gagne, elle la creuse jusqu’à épuiser son sujet. C’est en saturant, en inondant l’esprit que les idées nouvelles surgissent. Il y a beaucoup de paraboles dans l’écriture d’Olga Tokarczuk. Et elle pousse la logique de ses paraboles jusqu’au bout, jusque dans sa façon de dérouler son récit. Elle construit son arche de Noé pour échapper au déluge des idées figées parasites. O.T. revisite tous les mythes fondateurs avec un regard neuf.

La structure narrative fort ingénieuse qu’elle adopte dans ce livre lui permet de redéfinir plusieurs fois son espace topologique, et c’est ce qui en fait l’unité idéologique. Sa démarche est scientifique. Elle jongle entre expérience et essai. Et à chaque fois, elle se repositionne. Elle aborde une multitude de thèmes dans une multitude d’espaces, tout en maintenant une structure symétrique classique dans son livre, avec une courbe en cloche. Au sommet, au milieu du texte, l’obsession érigée en grande vérité, puis la deuxième partie qui se raccorde aux histoires ouvertes dans la première. Tout en construisant cette structure fort complexe, une grande unité se dégage et une souplesse d’esprit étonnante s’articule. Ce qui génère un texte extraordinaire, rempli de stupeur et d’étonnement. Un texte où des lignes topographiques émergent, se dessinent, invitent le lecteur à se lier au monde.

Dans cette lecture-pérégrination, le corps est sans cesse bousculé. On recule, on avance par curiosité, on s’étonne. La stupeur nous saisit. Une grande part de liberté est donnée (rendue) au lecteur à travers cette très belle traduction de Grazyna Erhard. Il y a une tractation permanente entre la narration et l’espace qui la génère qui se tirent l’un l’autre. O.T. fait de cet espace, un espace de jeu, un espace d’expérience, de réflexion. La perception de l’espace est reliée à notre imaginaire, et O.T.  redessine sans arrêt cette perception. Elle élargit sans cesse notre domaine de réflexions, aussi bien en l’étendant, le déformant qu’en générant l’éclosion d’angles de vue. Elle multiplie les expériences, mêle essais et narration, mais donne aussi des clefs de lecture à travers une multitude de métatextes éclairants. « L’acquisition des connaissances par strates successives ; chaque couche ressemble, mais seulement à grands traits, à la suivante ou à la précédente, le plus souvent, elle en est une variation, une version modifiée, qui vient contribuer à l’ordre de l’ensemble, encore que l’on ne peut pas s’en rendre compte lorsqu’on les examine séparément, une par une, sans se référer à l’ensemble. » Elle sème des récits embryonnaires dans des lieux géographiques éloignés qui évoluent avec leur propre vitesse, leur propre viscosité, se densifient. Et des lignes de lectures topographiques finissent par émerger, malgré l’aspect non linéaire de son récit, lui conférant ainsi une unité qui colle à notre réalité contemporaine, une unité que je n’ai encore jamais lue dans un récit à l’apparence si fragmentaire.

Aussi rebutants soient-ils, les récits très détaillés des méthodes de conservation d’anatomies humaine et animale, d’organes, sont racontées avec une plume d’une grande précision, d’une élégance exemplaire. Elles ont le mérite de nous questionner sous forme d’images bien nettes sur des sujets contemporains universels. Sur l’égalité des races, des sexes, des espèces. Les multiples parallèles qu’O.T. dresse entre nos croyances religieuses et nos croyances profanes vont également dans ce sens. Nos mythes fondateurs sont revisités, extrapolés, et également des sujets contemporains comme la notion d’individuation. Il y a dans ce livre matière à réfléchir, et quantité de sujets philosophiques pour les décennies à venir. Depuis l’infiniment petit à l’infiniment grand.

Aucun jugement de valeur chez les personnages que l’on côtoie ici. Mais parfois, des situations cocasses. Beaucoup de personnages font sourire. Comme Anouchka et son tempérament d’écrivaine (ceci est mon interprétation…) qui décide de ne pas rentrer chez elle où elle a laissé son enfant handicapé, et marche sur les pas des marginaux. Ou le docteur Brau qui prend des photos de jeunes étudiantes nues et se retrouve pris au piège de la séduction avec une femme bien plus âgée qui détient les recettes de conservation de corps léguées par son mari défunt. Ou encore Kunicki qui a perdu femme et enfant dans l’île VIS (Visible Imaging System), et maintenant « se sent tout drôle » dans « cette bibliothèque située au cœur de la ville, dans des bâtiments anciens cernant une petite cour intérieure, magnifiquement restaurée après l’inondation. »

On referme ce livre en prenant conscience un peu plus de l’énorme impasse littéraire dans laquelle la littérature française s’est engouffrée. J’ai parfois pensé à Iouri Bouïda, qui jongle également avec les époques, multipliant les paraboles universelles. Ce livre rejoint mon rayon précieux de littérature contemporaine dans lequel je m’abreuve. On voit là émerger à travers ces récits, une forme de narration, qui pourrait être un embryon de littérature européenne. O.T. s’attaque à tous les verrous narratologiques qui bloquent l’éclosion d’idées neuves et font que le mimétisme d’un livre à l’autre perdure. Tous ces livres vides de désirs, vides d’obsessions. Ce qui est remarquable dans l’écriture d’Olga Tokarczuk, c’est que de toute part les idées fusent, déconstruisent, abattent des digues ; mais jamais je ne me suis sentie si près de toute femme, animal, homme. Elle démontre de façon empirique l’égalité des sexes, des genres. Elle dénonce le voyeurisme, l’individualisme, le capitalisme. Elle déverrouille toutes les déductions psychanalytiques automatiques. La pluralité est dans le savoir. L’unicité est dans le corps. Tous semblables, faut-il le rappeler ? L’œuvre d’Olga Tokarczuk est humaniste. Véritablement humaniste. Elle englobe sous un coup d’aile ample et ambitieux, avec une dextérité étonnante, un univers immense, où tout un chacun se pose l’éternelle question : qu’est-ce être au monde ?

L’étonnement, d’être ici, d’être au monde, c’est la petite fille qui ouvre ce roman qui nous le raconte : « J’ai cinq ou six ans. Je suis assise sur l’appui de la fenêtre et je regarde mes jouets éparpillés… »

Les pérégrins ; Olga Tokarczuk ; Editions Noir sur blanc ; 2010.

La faute A l’art

Au plus près le fauteuil de velours. A notre gauche, la table vêtue de son frôlement des jours heureux que les convives rejoignaient : la lumière y coulait à la verticale, renforçait les plis qui se saisissaient de nos genoux tendus.  Et derrière le fauteuil au dos très large et aux oreilles repliées, le long du mur peint d’un rouleau de calme et de vigueur, les multiples carreaux des trois fenêtres qui escaladent la paroi en allongeant nos ombres violettes.

Le chuchotement du voisin, une fois installé, une fois en cercle autour de la table ; le chuchotement du voisin venait de votre droite. Le convive avait tant attendu son tour, qu’il appliquait la règle de bonne conduite dictée par le Maître des lieux avec une minutie concentrée : il n’était pas simple de ne jamais parler au convive de gauche. Mais enfin, la peur d’une éviction avant la fin du repas, avant la gorgée qui fait trembler le corps, le maintenait avec le visage tourné du bon côté. La crainte de quitter sans avoir vu le fauteuil, l’unique, dans l’exact barycentre, le fauteuil au dos large, se couvrir de cette explosion tant recherchée, de ce bleu matinal subverti en jaune couchant d’une nuit d’été, le maintenait dans l’exacte position de l’immémorial réflexe de survie – le Maître des lieux était strict et son emprise irréversible.

Le Maître des lieux apparaissait en général avant la fin du repas, vêtu de sa cape longue et noire, de sa coiffe pyramidale. Il traversait la pièce avec une telle langueur, une telle lourdeur opaque – assurance qui inspirait la crainte – qu’il franchissait le cercle du fauteuil, l’absorbait sous sa cape, le faisait disparaître ; et les convives, tous paniqués, en oubliaient presque la règle. On les voyait d’un coup se rabattre sur leur assiette, pencher leur visage sur une montagne à peine entamée, alors qu’ils avaient déjà enfoncé leur fourchette, encore et encore ; on les voyait courber leurs pensées dans le bol prévu à cet effet, on les entendait bruissant de peine et de raideur, presque sur le point d’agoniser.

Le Maître des lieux se retirait.

La salle se remplissait d’une froide lumière, puis le fauteuil réapparaissait. Seul. Dans un bleu encore plus pâle que leur visage. Comme par miracle, apparaissait un instrument enfoncé au fond de leur poche ; pas un scalpel qui aurait pu abîmer, mais plutôt, un instrument de mesure, une arbalète, un stéréoscope, voire un anneau saturnien pour les plus poétiques et lunatiques, pour ceux qui savent planter leurs yeux dans un lointain pays d’étoiles et n’en revenir qu’une fois que l’anneau en cercle, brillant, sans cesse tournant autour de leur corps, les entraîne dans une danse aux mille torsions graciles.  

Avait-on déjà vu pareille cérémonie dans des temps anciens ? La question n’avait pas été soulevée puisque ces gens-là ne pensaient pas en époque, ni en période révolue. Ni en futur asphyxiant. Ces convives savaient que depuis toujours le fauteuil au dos large avait rempli ce salon, qu’avant sûrement, il avait été de paille et de lianes ; qu’un jour, il avait reçu une tige depuis un champs, espèce croisée entre un blé ancien et une espèce du temps présent. Qu’une bouture avait germé. Qu’une partie de ciel jetée sur un traversin soudain traversé de larmes et de misère avait tissé un dos. Que depuis le fond d’un puits de teinture aux fleurs macérées, le velours avait traversé une plaine pour les y retrouver. Que le dos avait reçu le velours, puis les deux oreilles tournées vers l’intérieur. Et que la lumière verticale toujours fulminante de vigueur enverrait le Maître des lieux évincer les maîtres du monde, éradiquer les guerres, abattre les tyrans sans cesse reproduits par le bruit et la fureur, sauver les femmes et les hommes, soumis bien malgré eux, dans une contrée dirigée bien malgré eux, par la terreur bien malgré eux, l’avidité, la cupidité.

« Un trône est un trône », scande la terre en chœur.

Le trône est à tout le monde, assène le Maître des lieux. Les multiples carreaux des trois fenêtres toujours escaladent la paroi et allongent leurs ombres violettes.  Le convive, toujours tourné vers la droite, toujours sous la lumière verticale à toute heure, chuchote la parole civilisée. Maintenant, leurs yeux rivés sur le fauteuil, les convives voient. Ils ont soumis leur appétit bien aiguillé à leur assiette. Ils ont le goût du bon vin ; ils le touchent en dardant leur langue pointue, le font tourner dans leur palais, s’adressent à leur voisin, lèvent leurs verres. Les font tinter d’un coup sec, le bruit en cercle s’élève et retombe étincelant sur la table enluminée. Le fauteuil se pare de sa couleur de l’été ; les saisons ne sont pas l’infini passage du temps, elles ont un cycle qui n’échappe au cœur qu’au cœur de l’hiver. Le Maître des lieux a traversé le mur, laissant la petite lampe à gauche de la pièce cerclée d’images encadrées, la grande table devant s’est vidée depuis que le tintement circulaire résonne de toute part ; les convives suivants attendent à l’entrée. Sauront-ils appliquer la règle ? Sauront-ils convoquer le Maître des lieux ? Sont-ils envoyés par les noceurs de l’avidité ? Sèment-ils le bruit tant redouté ? 

Ils œuvrent pour le bien de tous.

« Le Bien nommé n’a pas la vie longue. »

Rita dR

Texte écrit en souvenir d’une journée portes ouvertes à l’ Académie de la Grande Chaumière le 13 novembre 2021.

Ma maison

Ma maison je la voudrais sans loi, les volets
De guingois, habillée de pierres rouges, poreuse
Et verdie par les herbes hautes d’une prairie habitée.

Ma maison, les hirondelles la tissent, rassemblent
Les tuiles de ciel dans une infinie ronde ; hystériques,
Sèment leurs cris – Victoire ! Victoire ! – écartent les voix.

Ma maison, ce sont les fenêtres sans vitres qui l’assiègent
Le soleil comme la nuit ; ma table au centre et ses veillées à peau
Frileuse comme ses conquêtes soyeuses rabattent ses volets percés.

Vie du poème de Pierre Vinclair (Editions Labor & Fides)

Il y a quelque chose d’extrêmement touchant dans la manière qu’a le poète Pierre Vinclair d’aborder la fabrique du poème. Il y a chez lui cette conscience de la détermination réciproque de l’effort tendu – du don – et de sa réception.

Dans cet essai, Pierre Vinclair analyse rétrospectivement comment tous ses poèmes se sont formés, comment il a appris à les redresser, pour leur donner une « dignité » dans un effort tendu vers un lecteur donné. Après une période où il a dressé les axes d’un projet pour une résidence de Kyoto, il a appris à entrelacer les trajectoires déterministes et le hasard, à inviter les anachronismes dans son histoire, à dégager de sa succession de notes prises sur le vif une sonorité urbaine, dans un marché-crawlé dans les rues des grandes villes où s’activent les travailleurs transparents. Il fait danser ses phrases âpres en s’adressant à ses frères, en racontant une vie mangée par la laideur ; il est sans cesse interrompu dans ses gestes quotidiens par les gestes prosaïques des vies d’ailleurs.

Doté d’une conscience aigüe de l’importance de la réception d’une œuvre, du jeu qui se joue derrière cette réception, Pierre Vinclair n’aime pas flouer son public. Et, chose rare, il saisit pour vous toutes les étapes intermédiaires avant de tirer les fils du nœud final,

avant l’instant où les

« Mots, vers, strophes sonnets filent en dialectique

Le discret et le continu, cousent un rythme :

Une unité retient l’autre en figure, écho

Ouvert, puis clos à terme sur le mètre échu.

            La prose a besoin d’un volcan pour sa lave

            avance – et le poème est un carillonnage. »

( Sonnet 36 de « Sans adressse» )

Il vous donne ce que peut donner un poète de terrain. « Je dis que le poème est dressé, je pourrais dire redressé ― au même sens où on dit à quelqu’un d’avachi de se redresser pour la photo : le poème final n’est plus en coulisses comme sa version de carnet. Il pose dans l’espace public, il sait qu’on le regarde, il est sur scène. J’expliquerai dans un prochain chapitre la parenté que je lui trouve avec le rituel. » Et il illustre ce redressement par des exemples concrets, comment il reprend ses vers jetés sur le vif, concentre sa vision, comment « une forme apparaît peu à peu dans ce redressement, et dans cette forme le type de dire qui définit l’existence et la dignité du poème. Une nouvelle expérience prend alors le relais, qui se déploie cette fois dans l’attention, non au réel, mais aux possibilités de la langue. »

Pierre Vinclair raconte les crises qui l’ont fait, les amitiés qui l’ont nourri, les poèmes adressés. Les poètes qui ont jalonné son parcours, en particulier dans son investissement politico-poétique – Claude Pinson qu’il a invité dans la revue Catastrophes, d’où sont nés « La Sauvagerie » et « Agir non agir » parus l’an passé.  Un passage traçant un rapide tour d’horizon du courant moderniste nous rappelle judicieusement que toutes les écoles de cette riche période, malgré les batailles de prises de pouvoir, nous ont légué un héritage qui  « consiste essentiellement en un point, qui empêche de le restreindre à un courant, à savoir : le refus de faire du poème une activité séparée de la vie, qui consisterait, comme de la broderie, à orner par un recours à une rhétorique traditionnelle élaborée (avec ses rimes, ses strophes, etc.) des discours idéalistes ou édifiants. Mis à l’endroit, cette définition négative devient : le modernisme est une tentative de rendre compte de la vie par l’exploration formelle. »

La langue de Pierre Vinclair s’est nourrie entre la médiathèque de Nantes au rayon poésie qu’il a souvent fréquenté, la scansion rapide de lignes de rap écrites pendant son adolescence, la rigueur de sa formation scientifique (sans cesse une recherche de consistance, d’unicité, de définition d’une base de projection), sa formation philosophique, sa lecture assidue des objectivistes américains, son travail de thèse à travers l’œuvre de William Carlos Williams, Paterson, ses traductions du Chinois, du Japonais et de l’Anglais (lire à ce propos les très belles traductions de John Donne qu’il a récemment postées sur Catastrophes).

A l’heure où la parole se fait flot, ce livre est une belle invention. Parce que les fabriques à illusions prolifèrent. Pour illuminer une opacité entretenue, faire briller un déclaré Grand Ecrivain de quelques pages supplémentaires à la Sainte Beuve (grand-père, père, mère, la vie dure, voyez comme j’ai souffert… ) qui viendront compléter les photos des carnets étalés. Les traits tirés. Renforcer les postures. Il y a un vrai renversement de valeurs dans cet essai : Pierre Vinclair choisit d’installer la pérennité du geste poétique, le distribue à qui veut s’en saisir, relance la machine du poème. Tout est élan.

Je finirai par cette citation de mon cru : « Aujourd’hui, était dissipée l’obscurité qui divise les sexes et qui abrite, bien dissimulées, d’innombrables impuretés et, si ce que dit le poète de la vérité  et de la beauté est vrai, la tendresse d’Orlando gagna en beauté ce qu’elle perdit en mensonge. » Virginia Woolf (traduction de Catherine P-Musard)

PS : On pourra compléter la lecture de « Vie du poème » par l’indispensable « Sans adresse », très beau recueil de sonnets qui revisite l’intime, s’accroche au monde à travers les tours de Shangaï, brise son propre élan par un sarcasme, avec un goût prononcé pour le Conceit, (a comparaison becomes a conceit when we are made to concede likeness while being strongly conscious of unlikeness, définition du Conceit par Margaret Llasera).

La scoliose de la sole

Elle s’est dit que quatre filets de sole sont faciles à détacher. D’un geste vif, elle les a séparés, puis a installé l’arête nue et nettoyée au milieu de la terre glaise. L’assiette avait un aspect brut et sophistiqué. La glaise a séché un après-midi entier ; elle l’a enduite d’une eau argileuse puis l’a enfournée chez le voisin, celui qui possède un vélo à remorque bricolé avec un grand cageot rose. Quand il la lui a rapportée avec les autres assiettes cuites, elle n’a pas tout de suite reconnu sa forme, a pensé que la cuisson avait transformé son œuvre. Puis elle a tracé le contour de son poisson : du jaune qui s’élargit le long du flanc et du noir pour clôturer d’un trait la courbure opposée, deux ronds de yeux bleus. Mais l’assiette avait un aspect suspect, l’arête avait comme une encoche, un déplacement au niveau d’une vertèbre pas visible à l’œil nu. Quand on passait la main, une légère scoliose agrippait la peau du pouce. Une fois l’assiette posée loin des yeux, une fois le contour de la sole tracé, elle l’a observée un moment, se demandant ce qui pourrait bien redresser son arête. Et un jour, elle a patiemment tracé un bord orangé ajouré de points mauves tout autour de la sole. A lui seul, ce bord avait l’éclat des surprises et des prudences dévoyées.

L’assiette a trôné au milieu de la table des années. Toujours au centre. Elle avait un contour un peu gondolé, qui lui donnait un aspect brut, d’une beauté allégée des standards de l’époque, pas de forme tout à fait irrégulière ni tout à fait ronde. Le bleu des yeux disparaissait sous les fruits empilés. Le noir et le jaune des flancs teintaient d’une humeur particulière les derniers fruits mûrs comme pour dire l’urgence de consommer. Une fois l’assiette vidée, on la passait sous l’eau, un coup de savon léger, on avait peur de l’abîmer. Et alors ressortait toujours ce bord orangé ajouré de points mauves. Toujours ce bord ajouré qui une fois déchargé du monticule de fruits conférait à l’assiette son trait de caractère vif et enflammé. Le jaune du flanc aqueux comme un citron cueilli dans une région chaude, une fois passé à l’eau, une fois l’assiette vidée de son poids, soulignait alors la belle arête bombée et sa scoliose invisible à l’œil nu.

L’assiette a longtemps alimenté les conversations. L’arête avait certainement enflammé les esprits, endiablé les imaginations galopantes, inquiété les plus aguerris : quelle colonne vertébrale pouvait rester droite, capturée dans la profondeur d’une glaise brute ?

Une fois qu’elle changeait de foyer, l’assiette retrouvait toujours sa place centrale. Elle avait fait le tour de la terre, toujours emballée dans du papier de soie, jamais confiée à un déménageur. Elle s’est nichée sur l’étagère d’un buffet exigu et coloré dans une région féroce espagnole, a recueilli des rayons saphirs saccadés par le galop d’un élevage à Rosario de Perija, s’est transformée en lune argentée dans la clarté des nuits norvégiennes, a résisté à l’énorme explosion de l’usine de cuivre FDV près de Brazzaville.

Quand l’assiette est revenue sur son assise, ou plutôt au milieu de sa table longue où l’artiste avait jeté ses premières couleurs, la collection d’assiettes à poissons était haute, mais seule celle-ci avait un éclat particulier. L’éclat de l’œil qui ne cherche pas à plaire. De l’œil vierge. De l’œil qui voit. A chaque peine, à chaque creux, chaque remontée fastidieuse à l’âge adulte, quand l’enthousiasme l’abandonnait, à chaque fois que le désir s’affolait et se prenait les jambes dans une étoffe de paillettes sous une lumière pâle, la fille observait l’assiette, passait son pouce pour sentir l’arête. Pour sentir l’encoche, douce et inquiétante. Vibrante, la scoliose sous le pouce élargissait son souffle comme une soie sous le vent. Figée dans son cercle de lumière, la sole avait l’éclat du regard frais. L’artiste éprouvait alors une vague impression de résister, d’affranchir sa colonne de sa droiture et de son maintien artificiel, de son conformisme réducteur.

La fille parlait à l’assiette. De ses deux yeux et mains elle l’agrippait. A chaque fois que le désir s’érodait. Les yeux dans les yeux, ces ronds parfaitement expressifs d’un bleu vindicatif et exigeant. Elle affrontait l’encoche. En face, très près du nez. La sole nette fidèle à l’innocence du premier jet faisait tourbillonner son regard. La face droite de la sole enfonçait ses deux ronds bleus dans les yeux de l’artiste et l’artiste répondait. Elle la sommait de poser sa face gauche bien à plat comme toute sole qui se respecte au fond de l’eau jusqu’à toucher le fond sablonneux. Elle posait son pouce sur l’assiette, goûtait la scoliose qui la nourrissait. Prendre la pente à droite, puis à gauche. Sentir sa déformation, sous le pouce le plus habile, tourner autant de fois que possible aussi loin et près du bord orangé ajouré de points mauves.

Texte écrit en souvenir d’une sole sans scoliose (et délicieuse) découverte par J. M. cet été.

Cargèse

Assise au pied du lit devant la porte-fenêtre ouverte, j’entends le roulis des vagues de l’autre côté du portail en bois. Une bande de jardin nous sépare, hérissée d’herbe, parsemée de quelques paréos se gondolant sous la brise. Je sais que cet évènement unique longtemps roulera sa fresque de vagues jamais suspendues et charriera de bleues images vagabondes.

A chaque fois le souvenir reviendra. Aussi présent que le moineau que je vois à l’instant, aussi net que l’autre moineau qui débarrassait le sol de nos miettes ces matins-là. Depuis que j’écris, les allers-retours, l’œil qui longe un souvenir et la vie immédiate se confondent, l’œil tisse son nid, l’oiseau lisse ses ailes.

Dans la maison au pied du lit, le calme. Les volets mi-clos se préparent à suspendre l’instant où le feu gondole d’un halo lancinant la surface de toute chose. Quand le soleil grillera la plante de pieds des vacanciers qui à toute hâte se précipiteront vers les volets clos, j’aurais les deux jambes à plat sur le carrelage. Entre temps, j’aurais songé à acheter des bricoles pour alimenter les trois becs affamés. M aura disposé sur la table quelques spécialités locales, figatelli et tomme de brebis, un pain aux noix. Moi, ce sera les figues d’où coule un miel de fraîcheur que je roulerai l’une contre l’autre sous l’eau courante. Et aussi des glaces mangées précipitamment avant le repas sous le soleil vertical. L’ordre importe peu puisque les vacances se glissent dans l’interstice de l’enfance, quand ailleurs dans un coin du jardin à l’abri d’une cabane, loin du regard des grands, tout était permis. L’ordre importe peu, c’est la loi du moins fort, de l’interstice élargi. Alors reviendront les restrictions, les interdictions, et alors l’espoir de les voir à nouveau anéantis se nourrira de l’interstice élargi.

Oui, nous irons au pied de la ville, là où les petites routes en lacet montent vers la falaise qui plonge. Cargèse la majestueuse, là où les hirondelles dressent le toit du monde. Si la fenêtre abandonnée, la plus belle fenêtre jamais construite est à nouveau prise d’assaut, alors les hirondelles tisseront l’air à nouveau, et je resterai extasiée devant ce mur roux d’où surgit la fenêtre disparue, les hautes herbes qui s’en échappent, son cadran de bois sec de guingois. Plus haut, le toit crevé et sa présence divine.

Les hirondelles rentrent à nouveau, dans un ballet interminable, par la fenêtre, sortent par le toit, avec ce mouvement de tête volontaire et abandonnée ― une flèche crève le ciel d’un long cri vibrant.

Rentrer par la fenêtre qui n’existe plus.

Sortir par le toit crevé. Puis remonter la ruelle, se rapprocher de l’église : voilà que près du clocher une nuée d’hirondelles sifflent encore plus fort qu’une cloche retenue par une étoffe. Elles tissent des ellipses de plus en plus larges, en lignes brisées, contournent toutes les arrêtes, s’abattent sur le clocher s’éloignent reviennent, et c’est comme si imbibées de la résonance de la cloche, elles diffusaient leurs cris de joie, dissipaient les quelques malheureuses pensées encore prisonnières d’un coin d’ombre.

Ici deux églises se font face, la catholique et l’orthodoxe. Et le caractère des habitants que la géographie des lieux façonne m’imbibe de cette double face. La fervente jouisseuse impose ses croyances à la mystique réaliste.

Quand nous irons encore, aussitôt entrés dans l’église, nous étoufferons Le Cri. Parce que nous reviendrons avec nos voix étouffées. Repartirons avec nos joies extirpées.  Nous pénètrerons dans cet intérieur si coloré que la victoire du cri libéré s’égrène tard dans la soirée, les pieds dans l’eau, une fois le calme murmuré par le clapotement de l’eau noire attendrie, une fois le ciel rougi par le soleil assoupi, une fois le souvenir inscrit entre une vague, puis une autre, puis la suivante qui allonge le cri libéré.

Avant de franchir la grille de bois vert une dernière fois, celle qui sépare le pied du lit de la mer, avant la dernière baignade, nous passerons chez le glacier. Une boule de glace au rhum et raisins secs pour M et moi, crémeuse, qui flatte le regard. La boule aux fraises de Prima a été cueillie à l’instant. La traînée de caramel sur la joue de Seconda a l’éclat d’une peau brunie. Tertia trahie par ses yeux s’enferme dans son silence de plaisir. Et l’on songera que l’on reviendra, voir les petites maisons de pêcheurs perchées à Piana, leur écrin de granit rose, l’éclat violet sur les arêtes de la falaise que le soleil, se souvenant irrémédiablement de ces peintres qui ont su voir, dépose. Et la peau fouettée par le vent, nous filerons d’une côte à l’autre, enivrés par le parfum du rivage, d’une acuité décuplée comme les balbuzards qui nous épient accrochés tout là-haut sur la falaise. Ces balbuzards que l’on aimerait tant rejoindre, embrasser le vaste monde d’un battement d’aile. Nous boirons tant de sel et de vent, que la gorge rassasiée, l’œil exténué tomberont d’un sommeil lourd et profond. Et la promesse du paradis se nichera à tout jamais dans le creux de l’oreiller, là où le souvenir s’accomplit, là où le récit surgit.

Ce que je ne veux pas savoir de Deborah Levy traduit de l’anglais par Céline Leroy (Editions du sous-sol)

 
A tous ceux qui fustigent les autobiographies (j’en fais partie, autant l’avouer), ce petit livre, tout petit, minuscule, aussi fin qu’un clou, est fait pour vous. Il a le pouvoir de s’insinuer à coup de burin dans la conscience pour se poser la question, la seule qui vaille : combien de temps vais-je contourner « ce que je ne veux pas savoir » ?
 
Cette confession étant faite, retournons au projet défendu par Deborah Levy, poétesse, écrivaine et dramaturge anglaise née en Afrique du Sud, qui dans une conférence a déclaré . “I want to create something vulnerable and real,” Ce livre est la première brique de ce projet. Continuer la lecture de « Ce que je ne veux pas savoir de Deborah Levy traduit de l’anglais par Céline Leroy (Editions du sous-sol) »