Le journal d’une cuisinière


Aujourd’hui est un jour comme un autre. Un jour de stagnation. Les jours se succèdent comme des copeaux de vie qui se détachent.
       Pas de vent. La nature est muette, le soleil gronde.
     Derrière le talus à droite, les longues tiges de cosmos par leur mouvement lent rappellent qu’un souffle léger anime l’air. Le reste immobile sous le pin et au-delà fixe le soleil, abasourdi par ses rayons puissants. Les terres arides de Gibson, d’Atacama ou du Sahara, du même soleil crépitent.
     Le regard fixe, allongée sous la treille de vigne dix fois élaguée et toujours envahissante, Maude se languit. Ces vacances n’en finissent pas de s’étirer. A gauche la grille rouillée et imposante prolongée par le muret de pierres. A ses pieds, les vieux rosiers aux couleurs délavées sèment encore quelques rares pétales jaune pâle, le pistil ébouriffé. Les tiges des rosiers sont vigoureuses, vertes et robustes, bien plus fermes que jadis quand je les avais plantées il y a plus de vingt ans. Elles sont désormais plus hautes que le muret. Ces têtes nues sur un corps vigoureux ressemblent à des sentinelles, des sentinelles chauves, comme si une rafale de vent les avaient soudain dénudées. Ce n’est qu’une impression car il n’y a pas de vent, quelques pissenlits vibrent le plus calmement possible dans l’herbe ; une lumière étincelante enveloppe la cime des rosiers, comme si d’un coup de baguette magique l’air avait traversé la haie avec vigueur.

       Vingt ans que ces rosiers sont là. Marlène m’a dit hier qu’ils sont étonnants. Quand les ai-je taillées pour la dernière fois ? Elle n’a jamais vu de rosiers jouir d’une telle longévité. Le bois de mes rosiers est robuste. Elle a effleuré une épine du bout des doigts, j’ai eu peur qu’elle se fasse mal. J’ai détaché l’épine à l’extrémité arrondie pour la voir de près. Elle était épaisse, verte. Une épine gigantesque. Elle brillait au soleil. Comment ces rosiers ont-ils vécus avec autant de saisons, autant de vent, de soleil ? Ma nonchalance y est-elle pour quelque chose ? J’ai regardé les haies des voisins : touffue dans la maison d’en face. Pas de haie, un mur de brique chez le voisin à gauche. Marlène habite deux maisons plus haut. Sa grille d’entrée est plus lumineuse que les murs. Les allées parfois envahies de mauvaises herbes donnent un air enchanteur aux maisons abandonnées. Quand les ai-je taillés pour la dernière fois ? Mes rosiers jouissent d’une santé ravageuse. Mes roses sont les sentinelles d’un monde qui s’étend au-delà des haies, au-delà des montagnes, sur la pente d’un coteau clair qu’un mélèze couve en fin de journée. Quelle jouissance quand ces couronnes de pétales se déplient, quand le soleil perce les boutons. Je les trouve le matin, étalées comme un don du Dieu Soleil ; la veille, une bouche qui mime un baiser, une ventouse sur mon cœur qui m’arrache une bouffée d’air. Une gigantesque bouffée d’air qui implose dans mon torse. La vie dans ce qu’elle a de plus immatériel, de plus pur. Peut-être même que cette jouissance me donne l’impression que même mon visage n’a pas changé quand je retourne vers la maison et que mon reflet apparaît sur la porte vitrée. Je me vois avec la même allure que Maude, avec cette souplesse d’un corps jeune qui se frotte au temps.

       Il y aura plus de fleurs au printemps prochain. Plus de têtes chauves à la fin de l’été. 
      Quand les ai-je taillées pour la dernière fois ? 
    Les dernières fois se confondent comme si le portail, le muret de pierres, comme si tout devait disparaître pour ne plus laisser que cette bouffée de plaisir parcourir une vaste plaine. Un cycliste vient de faire grincer sa courroie le long de la route. C’est curieux qu’il n’ait pas regardé à travers la grille. Je l’ai déjà vu. Je pense qu’il fait semblant de ne pas nous voir. Il sait que je l’épie. Il me semble qu’il habite dans le village. S’il avait tourné la tête, il aurait vu Maude à travers les sentinelles aux têtes chauves. Il doit avoir son âge. Quel étrange comportement. Ces jeunes gens sont curieux. Mais que fait Maude ?
       Maude est allongée sur la terrasse qui prolonge la maison, la tête tournée vers la grille. Et moi j’écris. Maude regarde vers la grille et moi je m’installe sur cette table dans la cuisine ; je prête une oreille à tout un bataillon de marmitons qui s’esclaffent, se pâment, soupirent, qui réveillent chaque saveur comme si je préparais un grand festin. Quel festin ? Je vais encore devoir dire à Maude et à Paul après avoir fait tant d’efforts ces derniers jours que : non je n’ai rien préparé à manger. Je n’ai fait que ça ces trois derniers jours. Trois jours à mijoter des plats pendant que je brûlais d’envie d’aller retrouver mon journal. A part un mille-feuille de feuilles, non, je n’ai rien à vous proposer. Maude me tourne le dos. J’aime mieux qu’elle ne me regarde pas, qu’elle ne surprenne pas mon regard si profondément avide de comprendre, écarquillé, des yeux qui cherchent, quand le sien navigue dans l’incompréhension. Mais est-ce un mal de se laisser flotter en eaux troubles ? De laisser les sédiments couler au fond ? Ils remonteront peut-être. Peut-être pas.
      Non, j’aime mieux qu’elle ne croise pas mon regard. Elle pourrait avoir envie de me rejoindre comme tout enfant qui cherche à imiter ses parents. Surtout, qu’elle regarde vers les sentinelles ébouriffées. Aujourd’hui un gouffre nous sépare ; aujourd’hui, je n’ai aucune envie de franchir ce gouffre. Aujourd’hui j’ai la sensation que je vais me frayer un passage dans ma grotte et y avancer le plus sereinement possible avec une bonne dose d’anxiété et de satiété.
       Maude ne s’en soucie pas le moindre du monde. Elle ne semble pas avoir bougé depuis la veille, quand Richard après avoir refermé la grille, a soulevé sa main en signe d’au revoir, d’un geste à la fois nonchalant et cruel. Elle scrute un oiseau qui picore un fruit en haut du figuier. La figue est le fruit le plus énigmatique que je connaisse. Maude pense à Richard ; Richard comme une figue mûre se fait crever le crâne par un moineau. 

       Je l’ai observée un long moment, postée derrière la fenêtre de la cuisine, en sirotant une citronnade glacée, ce qui a provoqué une délicieuse sensation de picotement sur ma peau. Un contentement peut-être. Après le départ de Richard hier, je lui ai demandé si elle était satisfaite de ces quelques jours de vacances avec lui, jours que j’avais hésité à sacrifier. J’espérais passer cette semaine seule avec elle et son frère. Elle a répondu en me tournant le dos et en montant les escaliers d’un air las pour s’enfermer de nouveau dans sa chambre « Oui bof… Tu avais raison maman, il est inconstant et immature ». Je l’ai vu monter avec son air solennel et digne, celui de la carapace qui maintient la structure d’un corps qui se démembre, qui hisse une jambe, puis une autre. Je le connais bien cet air. Il me donne autant envie de la secouer que de la cajoler. 
       Le dé rouge qui occupait la main de Richard pendant son séjour dans cette maison, qu’il a roulé dans sa paume de main, lancé d’un coup de pouce leste et rattrapé au vol, a disparu du plateau de la table du salon. Il l’a lancé dans le plateau comme s’il jouait à la roulette à chaque fois que je lui ai tourné le dos. Dès que mon corps a franchi le seuil de la porte du salon. Cette posture m’a profondément énervée. Amy Winehouse et sa voix chevrotante ont envahi le salon pendant le séjour de Richard. Trois jours à préparer des repas pendant qu’Amy Winehouse faisait frémir les feuilles de salade, pendant que les tomates pleuraient leur jus, pendant que les poissons me regardaient avec un regard de poisson.
      Pendant que je me demandais quand j’allais pouvoir replonger dans mon journal. 
      Les poissons ne me déstabilisent jamais autant que quand je m’éloigne de mon journal plus d’un jour. J’essaye de m’imaginer ce qu’un Richard inconstant pourrait être. Elle le trouvait délicieusement imprévisible, amusant, étonnant. Délicieux… Richard est inconstant… Inconstant comme une émulsion ou comme une de ces gelées rouges tremblotante que Maude achète dans cette épicerie américaine à Lyon ? C’est sûrement un curieux mélange de toute une foule de contradictions. Quel être humain est facile à définir ? Et puisqu’il faut bien abattre le démon de la rumination, ce sera le petit détail qui a fait la différence, qui l’a séduite, qu’elle va trouver indubitablement énervant. Je vais l’y aider. C’est une certitude universelle : quand on arrache la racine, la plante meurt. Peu importe le temps que ça prendra, je m’y attellerai. Je sais me montrer intransigeante devant le démon de la rumination. 
      Oh, elle n’en sortira pas indemne… Elle se recroquevillera un moment… dans l’espoir de redevenir comme avant, quand la vie semblait plus confortable. Elle se plongera dans cette foule de souvenirs qui nous habitent, et ceux-ci remonteront dans un ordre différent, avec une coloration autre. Oui, c’est cela, comme quand on remue un bâton dans un étang poissonneux. La surface de l’étang, les nuages qui passent. Les carpes. 
       Sa mémoire brassera à nouveau les cartes des sentiments avec de nouvelles règles. Et elle s’apercevra que quelque chose a changé : Une petite greffe collée sur la peau. Il y a forcément une empreinte après la période de rejet. Richard a le même nez qu’Amy Winehouse. J’entends un pivert qui martèle un tronc. Richard a failli se prendre la poubelle hier quand il a reculé. Sa voiture était coincée entre un tronc de platane et la poubelle. Pourquoi l’ai-je posée, cette poubelle, précisément à cet endroit ? J’aime tellement ce platane majestueux. Le crissement des pneus sur le gravier a résonné longtemps avant d’être absorbé par un petit filet de grondement de moteur. Le tumulte lointain de la bretelle d’autoroute a soudain envahi mes oreilles. Pendant le diner, Maude a tourné la tête vers la grille à chaque fois qu’une voiture est passée.

       Maude n’a toujours pas bougé. Il faut que je parvienne à lui parler. Maude a traité Richard d’inconstant et d’immature. Ne suis-je pas inconstante avec mon sourire de mère épanouie et mon projet d’en sortir depuis plus de quinze ans ? L’ivresse des jours heureux tient dans une petite capsule d’inconstance. Je crois que j’aime vraiment ce mot : inconstant. Je l’adore. Il sonne juste, il a une sonorité stable. Ce n’est pas un mot à la sonorité vague et incertaine comme volatil, puéril ; un de ces mots qui laissent l’attention flotter à la recherche désespérée d’un sens qui s’échappe. Inconstant est un mot dont les syllabes se détachent avec précision ; à la fois dures et douces, animées d’un mouvement souple, elles tranchent l’air ; elles saisissent avec détermination quelque chose d’impalpable pour le convertir en une forme définissable avec une subtile dose de vibration. Juste ce qu’il faut. C’est un mot qui avale son sujet. 
      Ah… C’est si rare, un mot qui avale son sujet. 
      Et pourtant ce mot contient une certaine fébrilité, un état de verre à fond rond qui, comme un culbuto, oscille autour d’un point d’équilibre. Inconstant. Cet homme est inconstant. Cette femme est inconstante. Le culbuto retourne sur son axe. Il faut un mot juste pour redonner à un être une part d’humanité avec tout ce qu’elle peut contenir de vulnérable. 
      De vulnérable et d’impardonnable. Richard m’a souvent regardé avec un air de commisération quand il me voyait m’activer dans la cuisine. Poli, mais avec les sourcils qui remontent au centre et tombent légèrement sur le côté. On ne sait jamais avec cette posture de sourcils si le sujet est méprisant ou compatissant. Il navigue entre les deux, comme nous tous, pauvre créature si changeante, incertaine. Humaine. Quelle horrible confession. A quoi bon écrire si c’est pour aimer son ennemi ? Je flanche. Ah, non, j’ai failli flancher ! Non, Richard est une figue qui se fait éclater le crâne par un moineau. 

 


       C’est si dur de contenir ses fureurs dans la vraie vie ! Comme ce doit être bon de marcher dans la vie comme ce couple de joggeurs qui passe devant moi tous les matins les poings serrés. Ils marchent en tandem. Je lance la machine à café après les avoir vus passer. Peut-être ont-ils pris une douche revigorante avant, ou peut-être la prennent-il après leur marche rapide. Ils poussent l’air avec détermination, avec force et conviction. Moi aussi je sais faire preuve de force et de conviction. Quel bonheur, ce jour où j’avais envoyé valser le directeur d’une école où j’enseignais, après son quinzième coup de fil de la journée. Quel soulagement quand je lui avais annoncé que l’objet de sa requête s’était transformé en fantôme ! Quel savoureux moment quand ce même jour, dans l’hilarité générale, le directeur préparait sa riposte pendant que consciencieusement je rédigeais ma lettre de démission. Mise en scène scrupuleuse, consciencieuse : en déplaçant des morceaux de phrase, supprimant des mots, rajoutant des virgules, pour que le ton soit juste. C’était il y a si longtemps, et pourtant je m’en souviens encore. Je crois que si j’avais accepté avec résignation sa requête en rassemblant le peu de patience qu’il me restait, j’aurai fini par fendre son torse en deux avec une hache. L’inconstance a des vertus. Elle peut créer des terrains d’entente imprévus. Parce que la vie est une guerre incessante. Qu’il est doux de s’en préoccuper aujourd’hui, là, assise dans cette cuisine, pendant que les rosiers sentinelles montent la garde devant le muret en pierre.
       Quelle autre inconstance salvatrice me revient à l’esprit ? Tant d’autres… Et cette jouissance quand ma mère avait accusé une enseignante revêche de favoriser la délation, après qu’un camarade lui ait rapporté un mot peu aimable que j’avais écrit à son encontre. Ciel quel bonheur j’en avais tiré ! Inconstance ou riposte ? Je crois bien que cela fait des années que j’ai cessé de me poser la question et que je suis passée à l’action. A ma manière.

       Richard et son regard moqueur, son sourire au coin des lèvres. Richard qui fait rire toutes les filles. Amuseur joyeux ou cynique bouffon ? Maude n’a pas répondu à ma question qui dissimulait un a priori forcément négatif. A priori de mère protectrice qui a, dès le premier regard, senti que l’aigle survolait sa proie, jeune et naïve. Peut-être que je la protège trop. Peut-être devrais-je lui léguer un peu de mon inconstance. C’est si dur, si dur… Ah… Comment lester des ailes d’un papillon sans craindre de les briser ? Quel genre de papillon est Maude ? Un papillon de nuit qui aime tourner autour de la flamme ? Peut-être… Une flamme pétulante ? Oui… Maude est une flamme. Ma fille, une flamme ? Ah oui, c’est ma fille… Oui, c’est vrai… Je l’aurais presque éclipsé tellement la flamme semble m’avoir quittée. Je ferme les yeux. J’imagine cette flamme, un brasier au milieu d’une plage et nos corps nus allongés dans une île déserte. Vendredi ou la vie sauvage. Ce doit être si bon. Rien. Pas de livres. Pas de cahiers, pas de crayon. Rien. Juste un piano sur le sable. Oui, ce serait une vie merveilleuse !
       Maude est si jeune. Je vois son corps qui se soulève. Elle soupire longuement. Elle soupire comme une bête blessée. Maude est si jeune et si inventive. Maude est capable de créer mille centres d’intérêts de toute sorte, à une cadence telle – parfois j’en ai la tête qui tourne – que tout évènement est assez vite noyé au milieu de cette houle constante. Le tourbillon Maude va se réveiller à nouveau. 
      Pour l’instant il volète au-dessus de son corps allongé. Il se repose. Il se charge de cet air magique qui enveloppe les rosiers robustes. Il reprendra de l’envergure. Il se soulèvera comme un cyclone chargé d’une nouvelle rage de vivre. La douleur sera lissée par d’autres joies encore plus grandes : ce sont là les vertus insoupçonnables de l’inconstance de la jeunesse. Dans un jour ou deux, elle s’élancera à travers les escaliers avec ses pas lestes et vigoureux ; elle est encore à un âge où une déception amoureuse ne renvoie pas à un face à face douloureux avec le miroir. Que désire-t-elle vraiment ? Que désire une jeune fille en âge d’aimer la vie ? A-t-on idée de ce qu’un corps jeune allongé dans cette posture peut désirer comme vie hors du commun ? A-t-on idée de ce que l’on peut attendre de la vie, ici, dans ce jardin, derrière ces sentinelles, ces roses ébouriffées, loin du tumulte des vies trépidantes de la ville ? A-t-on idée de l’épuisement que cette foule de désirs peut générer tellement sa grandeur nous assomme ? Peut-on soupçonner toutes les étincelles de vie qui crépitent dans ce corps allongé comme un chant de grillons qui paradent ?

       Pendant que je nettoyais la planche et débarrassais le plan de travail de demi-citrons pressés, Maude s’est retournée sur le côté et a regardé vers la maison. L’empreinte de cette histoire s’installait. Lentement. Elle avait fait naître un doute. Des doutes. Des doutes d’une puissance inébranlable. Des doutes qui s’abattent sur une montagne de désirs. Des vagues de désirs qui se brisent contre une montagne d’attente. Et si l’attente supplantait les désirs ? Non, Ah non… Cette halte n’est que temporaire. Je le sais. Elle a ôté ses lunettes pour allonger sa tête sur son bras. Ses doigts, pourtant si proche de sa tempe, pendaient inertes. Etirer les cheveux au niveau des tempes est un geste qui lui est cher. Comme moi. J’ai constaté qu’elle a également cet unique avantage qu’ont les myopes de pouvoir garder leur introspection pour eux : un regard sombre mais émoussé, qui se perd, se dissipe, s’affaisse à moins d’un mètre, semant tout autour une pluie de questions.
       J’ai hésité à l’interpeller. Richard qui sait souffler le chaud et le froid, entretenir la flamme, a peut-être laissé une trace plus vivace que je ne veux bien le voir.
        Elle a soupiré profondément.
       En fin de compte, un peu d’introspection est toujours bienvenue. Tout se dire. Ne pas se mentir.
        Très dur.
       L’osmose. Prendre la forme d’un masque, ou pas… Garder le regard expressif et enjoué, comme Marlène la voisine qui anime des ateliers pour enfants malades dans un hôpital. Marlène est rousse à la peau marbrée de veines ; elle rougit facilement. Ses enfants ont tous quitté le domicile depuis deux ans. Elle vit seule avec un labrador qu’elle a arraché à son ex-mari. Je me suis toujours sentie redevable devant Marlène. Je ne sais pourquoi. Je ne sais pas pourquoi sa détresse me touche. Son mari l’a quittée juste après le départ des enfants. Ils s’étaient disputés la garde du labrador, et elle avait gardé le chien et la maison. Maude  a été chercher Marlène pour l’apéritif plus d’une fois pendant que l’arrosoir tournait dans le jardin, marquant la fin de l’après-midi, réanimant les fleurs avachies par cet excès de soleil.
       Richard serait sûrement devenu comme le mari de Marlène. C’est important de laisser son enfant tirer ses propres déductions. Je deviens experte en la matière, simple question d’entraînement ! J’aime voir dans les yeux de Maude cet éclair de sagesse qui la traverse de temps en temps. Je contemple avec une certaine nostalgie cet idéalisme manichéen d’une jeunesse fougueuse qu’elle tente de nuancer d’expérience en expérience ; je me dis que j’ai bien fait mon travail, n’est-ce-pas mon cher journal ? D’ailleurs, elle m’a dit qu’elle tenait un journal et je l’y ai encouragée. Peut-être que je devrais aller y jeter un œil ? Non, non je sais, c’est un sacrilège. Non, jamais je ne le ferai. Promis, mon cher journal, à part si elle disparaît. Non, jamais !
       J’ai continué à siroter ma citronnade adossée au cadran de la fenêtre, quand une vibration du mur m’a informée que Paul s’était assis sur le banc du piano et avait mis le casque pour travailler sa passacaille. Je devine ses gestes brusques et son toucher dynamique à travers les vibrations du mur. Paul a une façon bien à lui de se mettre sur le piano. Il exulte. Il exulte parce qu’il sait que je suis là. A partir de quand est-ce que je n’ai joué que pour moi ? A partir de quand est ce que j’ai compris que le corps à corps avec le piano est une affaire intime ? Je ne sais plus quand c’est arrivé. A-t-on idée de quand se fait le passage de l’enfance à l’âge adulte ?

       Il faut qu’un jour j’insère cette maison dans une de mes histoires. Sous la table de ferme, des piliers, des piles de livres ; les murs sont blancs.
       Demain Maude et Paul rentreront à Lyon, et j’aurai ma semaine à moi, seule. J’ai enfin réussi à me réserver ma semaine pour clôturer mon travail clandestin, apporter les dernières touches à mon projet que je construis brique par brique depuis plus de quinze ans en arrachant des heures par-ci par-là. 

       Le dernier livre que j’ai écrit est un beau succès. Monsieur Bleu est content. Monsieur Bleu aimerait que je révèle enfin mon identité. Il pense que l’on peut en vendre encore plus sur les plateaux anglo-saxons. Je sais éperdument que la lumière nuirait à mon travail. Je sais que je serais bridée dans ma deuxième vie. Tout ceci serait vain. Il faudrait que je m’en invente une autre. Une troisième vie. Puis une autre. Jusqu’où vais-je itérer ? 
       Monsieur Bleu ne sait pas qu’il apparaît dans deux personnages dans le dernier roman. Il met le doigt sur mes contradictions, il loue mes ambivalences. Il en rit. Riez, riez, Monsieur Bleu ! Monsieur Bleu ne se reconnaît pas dans les personnages que j’éparpille dans mes romans. Peut-être que personne ne se voit tel qu’il est. C’est même sûr. Monsieur Bleu rit, et je ris de le voir rire ! La vie est une farce.
       Peut-être que ce journal est vain, rien n’est moins sûr.
       Peut-être que Monsieur Bleu devrait tenir un journal.
       La terre entière devrait tenir un journal. Puis on referait un découpage territorial, on redistribuerait les frontières, avec de nouvelles règles bien définies. Monsieur Bleu serait peut-être très loin. Richard dans un autre continent. Maude, Paul… Je ne sais pas. Moi je serai… Je ne sais pas. Vendredi ou la vie sauvage. C’est la solution la moins risquée. La plus radicale. La seule qui pourrait mettre un terme à mon journal.
         J’ai subitement envie de préparer un gigantesque rôti.
      Et un gratin crémeux aussi, moelleux, avec un de ces bords qui croustillent, que l’on gratte avec la fourchette. La figue crevée est tombée de l’arbre. Je choisis mon plat à gratin, je vais prendre le plus grand ; le bord du gratin, c’est ce que je préfère. Je regarde à nouveau en direction du figuier, je ne crois pas qu’il reste d’autres fruits. J’en suis même sûre. Le soleil a dégarni les roses, fendu les figues. Certaines ont été cueillies.
       La dernière gît au sol.


Une réflexion sur « Le journal d’une cuisinière »

Répondre à Anonyme Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *